Siradiou Diallo: Le complot permanent, ou le stalinisme à la guinéenne 1ère partie
Maniées avec une dextérité d’orfèvre, trois armes ont permis à Sékou Touré de régner en maître absolu sur la Guinée pendant vingt-six ans: le verbe, la pénurie des biens de première nécessité et le complot permanent.
Grand maître de la parole, le dictateur défunt savait tenir en haleine un auditoire de milliers de personnes pendant cinq, voire dix heures d’affilée. Sans se lasser et sans lasser le public. Plus d’une fois, son redoutable talent oratoire, servi par un aplomb extraordinaire, lui a permis de sauver des situations bien compromises. Ainsi, en donnant aux comités du parti unique le monopole de la distribution des produits de première nécessité dans les villes, Sékou obligeait tout le monde à assister aux réunions politiques hebdomadaires, manifestations publiques, fêtes et réceptions d’hôtes étrangers.
Privés de leurs rations alimentaires, les manquants ne pouvaient, se ravitailler qu’au marché noir. Où les prix étaient astronomiques. Dans cette atmosphère de pénurie plus ou moins organisée, les Guinéens étaient plus préoccupés par la lutte immédiate contre la faim et la maladie que par la préparation et l’organisation d’une quelconque résistance contre le pouvoir établi.
L’arme que Sékou Touré a maniée avec le plus d’efficacité aura toutefois été le « complot ». Tous ceux qui avaient le savoir (cadres civils et militaires, intellectuels), la fortune (hommes d’affaires), la naissance (membres des grandes familles) n’étaient que des condamnés en sursis. Tous étaient fichés et « programmés » pour un « complot » à venir qui tombait chaque fois à point nommé. Pour distraire le peuple de sa misère et de ses souffrances.
Brusquement, on faisait monter la tension en chauffant les esprits à blanc. Cela, grâce à l’extraordinaire mise en scène, aux allures d’un spectacle « son et lumière » et à la terreur qui accompagnait les « complots ». Que les renseignements de police indiquent un profond mécontentement dû à la pénurie, à une injustice flagrante ou à une erreur politique, la machine infernale du « complot » se mettait aussitôt en marche. Elle allait broyer des hommes et des femmes jugés dangereux pour le régime du seul fait de leur ascendance, de leur notoriété, de leur popularité.
Aucun Guinéen n’était à l’abri de l’épée de Damoclès qui pendait au-dessus de sa tête. Ce ne sont ni l’intelligence ni l’habileté manoeuvrière, mais tout simplement la chance et le destin qui ont sauvé ceux des intellectuels, officiers, hommes d’affaires ou fils des grandes familles qui ont survécu en Guinée jusqu’au 26 mars 1984, date de la mort de Sékou Touré aux Etats-Unis.
Parmi les victimes de cette terrible tragédie inspirée par la crainte de perdre le pouvoir, montée et exécutée par des experts en matière de répression transformés en bêtes assoiffées de sang, dépourvues d’âme, de raison et de sentiments, on trouve des Guinéens de toutes catégories.
Aussi bien des gens intelligents et rusés que des faibles d’esprit. Aussi bien des personnalités d’un courage inébranlable que des êtres falots et des poltrons, aussi bien des partisans convaincus du régime et dévoués à son chef que des ennemis jurés de celui-ci. L’instrument d’avilissement et de destruction de l’homme a fonctionné sans trêve. Avec un recours à tous les moyens possibles. Plus particulièrement à la technique de la terreur, de l’amalgame et de la fausse vérité.
En s’appuyant sur les fiches de police et les dossiers administratifs des agents de la fonction publique dont n’étaient ignorés ni le curriculum vitae, ni les dates, la nature et les lieux des missions à l’étranger, les techniciens du « complot permanent » étaient sans aucune peine en mesure de confectionner des actes d’accusation.
Un tel avait fait ses études à l’université de Caen en France. Haut fonctionnaire à Conakry, il recevait des amis à dîner, et en particulier, des experts et des diplomates étrangers. Il se rendait souvent en mission officielle à Paris, à Bonn, à New-York. Là, il rencontrait nécessairement l’ambassadeur de Guinée accrédité dans l’une ou l’autre de ces capitales, et non moins les partenaires étrangers avec lesquels sa mission voulait qu’il négociât …
Eh bien, on lui taillait un acte d’accusation sur mesure avec force détails sur sa vie, les dates de ses déplacements, les noms des personne en compagnie de qui il avait été vu. Certains de ces éléments étaient vrais.
On allait parfois jusqu’à retenir comme « pièce à conviction » un carnet de chèque conservé par l’intéressé et datant de l’époque où il étudiait à l’université en France dix ou vingt ans plus tôt. Ou une carte postale anodine reçue d’un ami de Paris ou de New York. Ou un rapport officiel qu’en sa qualité d’ambassadeur, de ministre ou de haut fonctionnaire il avait adressé à son supérieur hiérarchique pour parler d’un contrat qu’il venait de négocier ou de signer, d’un partenaire qu’il avait apprécié ou d’une démarche qu’il avait effectuée …
A partir de ces demi-vérités, une équipe de rédacteurs, dirigés principalement par Mamady Keita, beau-frère du défunt chef de l’Etat et ministre de l’Education nationale, fabriquaient un redoutable dossier d’accusation. Il y était question de « haute trahison », de « corruption », de « réseaux d’espionnage » français, ouest-allemands, israéliens, sud-africains, ivoiriens, sénégalais, etc.
Devant un tribunal ordinaire, normalement constitué, de telles accusations n’auraient pas longtemps résisté aux réfutations de la défense. Mais devant un tribunal composé de proches parents de Sékou Touré siégeant nuitamment au camp Boiro, où l’accusé était seul et sans avocat, on ne se préoccupait pas le moins du monde de rechercher la vérité. Une vérité d’autant plus superflue qu’on savait pertinemment qu’elle n’existait pas.
La tâche des « juges » du camp de la mort consistait à obtenir de « l’accusé » qu’il collabore. Autrement dit, qu’il lise tout naturellement le texte préparé d’avance à son intention. C’est ce qu’on y appelait «l’interrogatoire ».
Accompagné d’injures, de bastonnades et de tortures physiques et morales de toutes sortes, ledit interrogatoire pouvait durer des heures et des heures, des jours et des jours. Jusqu’à ce que la victime consente à «collaborer » avec ses bourreaux. Alors seulement, l’accusé avait droit à la récompense d’un verre d’eau, d’un morceau de pain ou d’un bol de riz. Après quoi, on s’empressait de diffuser à la radio la « déposition » du «traître », du « félon », où le malheureux s’accusait explicitement de tous les crimes dont on avait voulu le charger.
Cette technique mise au point par les staliniens et appliquée en Guinée sur les conseils d’assistants étrangers, est parfaitement conforme à celle qu’a décrite Arthur London dans L’Aveu. Elle a été progressivement adaptée à la Guinée, et perfectionnée durant les vingt-six années de pouvoir de Sékou Touré.
Tout au long de cette période d’un pouvoir sans partage, exercé par un gouvernement « clandestin » (différent du gouvernement officiel) où ne siégeaient que les membres du clan familial, tous les cadres civils et militaires de l’Etat faisaient l’objet de la surveillance incessante d’une nuée d’espions, de mouchards et autres délateurs.
Chacun pouvait être arrêté, emprisonné, exécuté. Soit parce qu’il était jugé dangereux, soit parce qu’il portait ombrage à un membre du clan. Certains ont disparu au camp Boiro de Conakry ou au camp Kémé Bourema de Kindia pour avoir, à un moment ou à un autre de leur vie, connu plus de succès qu’un Ismaël Touré, un Siaka Touré, un Mamady Keita à l’école, dans la vie professionnelle ou auprès d’une femme avant l’indépendance ! La haine, la mesquinerie, la jalousie, les règlements de compte ont souvent été les ressorts de la machine qui a conduit à la mort tant d’innocents.
Chaque fois qu’ils se réunissaient clandestinement — au moins une fois par semaine — les maîtres du régime évaluaient, orientaient et programmaient chaque personne un peu en vue à partir des fiches de renseignements dont ils disposaient seuls. Ainsi certains voyaient, sans comprendre pourquoi, le cours de leur carrière modifiée du jour au lendemain, quitte à se retrouver ministres, ambassadeurs, directeurs d’une importante société d’Etat ou d’une institution étatique. D’autres étaient, sans explication, brutalement démis de leurs fonctions, humiliés, chassés de leur maison et laissés sans emploi. Ou tout simplement arrêtés ou exécutés. Tout dépendait de la manière dont le « clan » les avait programmés.
Ce qui est sûr, c’est que, invariablement, leurs cas étaient assimilés à un « complot ». Sékou en a dénoncé une quinzaine tout au long de son règne, soit à la fréquence d’à peu près un tous les deux ans.
Extrait du livre de Siradiou Diallo Sékou Touré: Ce qu’il fut. Ce qu’il a fait. Ce qu’il faut défaire, dont une partie est disponible sur webguinee.net