Camp BoiroPolitiqueSékou Touré

3 août 1971: Une bonne partie des membres du gouvernement enfermée au Camp Boiro

Toutes ces arrestations… Les rangs des ministres de plus en plus clairsemés. A qui le tour ? Je me sens malheureux, car je ne peux pas intervenir auprès du chef de l'Etat

Le billet que je vous propose aujourd’hui est extrait du livre d’Alpha Abdoulaye Diallo dit Portos, La vérité du ministre. Dix ans dans les geôles de Sékou Touré. Dans cette partie de son livre, Portos se pose des questions sur les nombreuses arrestations visant de hautes personnalités et décrit la duplicité et la traitrise dont Sékou Touré était champion. Il reçoit une personne qu’il traite bien, tout en sachant que celle-ci vit ses dernières heures de liberté car sous peu il va la faire arrêter et torturer, voire la nuit même.

Depuis hier, il pleut sur Conakry, une pluie forte et continue, parfois intermittente et faible. Temps normal du mois d’août. Mon programme est chargé. Dans la matinée, je procède à la distribution des instruments de musique que j’avais commandés pour les trois orchestres nationaux : Kélétigui Traoré et ses Tambourinis, Balla et ses Baladins, Hamidou et son Bembeya Jazz national.

L’atmosphère gaie de mon bureau transformé en dancing contraste avec la tension qui règne en ville : les arrestations se multiplient et déjà une bonne partie des membres du gouvernement est enfermée à deux pas, au Camp Boiro où la garde a été renforcée depuis le début des événements. Personne ne comprend grand-chose à ce qui se passe.

On m’annonce le journaliste togolais Polycarpe Johnson. Impossible de le recevoir au milieu de ce vacarme. Nous nous retirons dans un coin. Je sais que je suis surveillé, comme tous les membres du gouvernement.

« Au Togo, nous ne comprenons rien à ce qui se passe en Guinée, dit-il. Les amis togolais de la Guinée m’ont demandé de venir m’informer à la source sur la situation. J’ai une audience avec le président mais j’aurais voulu m’entretenir avec toi soit avant, soit après cette audience. »

Nous convenons de nous retrouver après son audience avec le président.
Je retourne à mon bureau. Le protocole m’informe de l’arrivée du président Mokhtar Ould Daddah de Mauritanie, et me prie de me rendre directement à l’aéroport. Le président mauritanien s’efforce d’améliorer les relations, actuellement très mauvaises entre la Guinée et le Sénégal. Les entretiens auront lieu en Bureau politique, les membres du gouvernement n’y étant pas admis. 

L’hôte repartira l’après-midi, et, après son départ, je suis du nombre des ministres qui raccompagneront le président Ahmed Sékou Touré à son palais. Nous nous installons dans le petit salon. Le président retire ses chaussures, ses chaussettes, les place à côté de lui. La conversation porte sur la courte escale du président mauritanien et sur l’objet de sa mission.

Je suis le dernier à prendre congé :

— « Président, je vais rentrer.

— Oui ! Merci mon cher. »

Il se lève et me serrant la main, il ajoute

— « Que Dieu te protège!

— Merci, président. »

Je ne laisse rien paraître, mais je suis intrigué. Il n’a pas l’habitude de se lever pour me dire au revoir. Et cette formule , « Que Dieu te protège », que signifie-t-elle ? Et cette lueur fugace que j’aperçois, une fraction de seconde, dans ses yeux, comment l’interpréter? Dans l’escalier, je rencontre Fily Cissoko qui me serre chaleureusement la main. Je remarque en lui quelque chose d’inhabituel : le geste ? l’intonation de la voix ? le regard ? Il a quelque chose d’indéfinissable. Je cherche un instant, intensément. Je ne trouve pas. Je renonce.

Je me rends au ministère du Développement économique où j’attends, dans le hall, mon ami MBaye Cheik Omar, alors directeur de cabinet du ministre d’État Lansana Béavogui. Il pleut légèrement, un fin crachin plutôt qu’une véritable pluie. Je me laisse aller à mes pensées. Toutes ces arrestations… Les rangs des ministres de plus en plus clairsemés. A qui le tour ? Je me sens malheureux, car je ne peux pas intervenir auprès du chef de l’Etat, qui a envoyé une lettre-circulaire confidentielle aux ministres, pour leur interdire toute intervention en faveur d’un membre de la «cinquième colonne » : quiconque enfreindra cette interdiction sera lui-même arrêté.

— « Tu n’es pas gentil. »

Le ministre Béavogui m’arrache à mes pensées. Il poursuit :

— « Tu viens jusque-là et tu ne montes même pas me dire un petit bonjour.

— Si, si, je suis monté mais votre planton m’a dit que vous étiez occupé.

— Tu sais bien que je ne suis jamais occupé pour toi. »

Pendant près de dix ans, j’avais été son plus proche collaborateur au ministère des Affaires étrangères. Je pensais pouvoir m’ouvrir à lui et lui dire mon sentiment sur l’affaire de la « cinquième colonne ». Peut-être, pourrait-il intervenir, lui, auprès du président, son ami intime, son collaborateur de longue date, avec lequel il passait le plus clair de son temps ?

— « Vous savez, je suis de plus en plus perplexe, de plus en plus sceptique, quant à cette histoire de « cinquième colonne ».

Il sembla surpris.

— « Actuellement, on arrête à tort et à travers. Des ennemis se sont glissés dans nos rangs pour y semer la confusion et salir les meilleurs d’entre nous. Je ne crois pas à la culpabilité de beaucoup de ceux qui ont été arrêtés.

— Et pourtant, mon cher, tous ceux qui ont été arrêtés sont effectivement coupables, ils ont trempé dans cette affaire.

— J’en doute en ce qui concerne Cissé Fodé. Nous le connaissons bien vous et moi. Il a été notre collaborateur à tous deux. Il ne peut pas être comploteur. La peur physique à elle seule l’en empêcherait.

— Pourtant il est bien dedans. Et il l’a reconnu.

— Et Kassory ? Comment pouvez-vous admettre qu’il fasse partie d’un complot contre son ami de toujours ?

— Lui aussi, il est dedans, nous avons toutes les preuves. C’est pour cela que le président a autorisé son arrestation.

— Et Mamadi ? Vous le connaissez, et moi aussi, de très longue date. Son tempérament…

— Il a reconnu les faits. Il a avoué que c’est Zoumanigui qui l’a recruté, qu’il était le dépositaire des armes à Bofossou.

— Alors, Koro, je suis vraiment surpris, mais très surpris…

— Ah ! Mon cher, il y a des choses encore plus surprenantes. »

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konakryexpress

Je revendique le titre de premier clandestin à entrer en Italie, le jour où la mort de Che Guevara a été annoncée. Mais comme ce serait long de tout décrire, je vous invite à lire cette interview accordée à un blogger et militant pour les droits humains qui retrace mon parcours dans la vie: https://fr.globalvoices.org/2013/05/20/146487/

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