Le « Carnaval », soit pendaisons publiques avec exposition des corps des suppliciés, le tout dans une atmosphère d’hallucination collective
Dans le Chapitre I intitulé A propos d’un « procès » de son livre Guinée, le temps des fripouilles, Sako Kondé comment Sékou Touré et son régime se sont servis de l’agression du 22 novembre 1970 pour tuer encore plus de cadres, entrepreneurs et de simples citoyens pour assouvir sa soif de sang.
Quatre-vingt-onze condamnations à mort dont trente-trois par contumace, soixante-huit condamnations aux travaux forcés à perpétuité, des pendaisons publiques avec exposition des corps des suppliciés, le tout dans une atmosphère d’hallucination collective baptisée « carnaval » par le régime. Tels sont les chiffres officiels et le climat du « procès » qui s’est déroulé à Conakry en janvier 1971. Une date éclaboussée de sang. Comme tant d’autres, avant et après. Le vent de folie né dès le premier « complot »continue de souffler, plus violent que jamais. C’est l’exacerbation de la terreur, de la cruauté mentale depuis longtemps devenue argument politique.
Dans cet ordre d’idées, le dernier des Guinéens vivant à l’intérieur [du pays] est aujourd’hui capable d’établir l’état signalétique du régime du P.D.G. : mépris, négation des droits élémentaires de la personne humaine, effacement des structures d’Etat devant le parti unique, confusion de la totalité du pouvoir entre les mains d’un seul homme devenu monstre.
Si, d’une façon plus précise, on sait que ce parti n’est rien d’autre que Sékou Touré lui-même et son clan au sens strict du terme, aidés d’une bande de nervis, et manoeuvrant des foules de chômeurs et de sans-logis; que le despote nomme et révoque les députés selon son bon plaisir; que ses ministres sont comme des chiens terrorisés, qu’il va jusqu’à prononcer le divorce ou imposer le mariage bref, si l’on sait que la Guinée du P.D.G. est un microcosme marchant à l’envers suivant la loi d’individus échoués entre deux humanismes: l’africain et l’occidental, alors on ne s’étonnera nullement qu’un « procès » comme celui qui nous intéresse puisse se produire à Conakry.
Pourtant le navire guinéen avait pris un départ mouvementé, certes, mais qui autorisait quelque espoir. Il s’est bien vite abîmé.
Mais depuis lors, à l’extérieur, l’opinion s’est désintéressée de son sort, ou a cru de bonne foi, sans doute abusée par les cyniques laudateurs de l' »expérience guinéenne », que le navire poursuivait héroïquement sa route vers on ne sait quel havre du socialisme. C’est ce qui explique la surprise et l’indignation de l’opinion internationale à l’annonce d’un verdict en soi monstrueux. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’elle ait été tout à fait édifiée sur la nature et les méthodes du régime de Sékou Touré, puisque ces mêmes laudateurs poursuivent inlassablement leur œuvre de conspiration contre le peuple de Guinée.
Notre propos vise à montrer que le « procès » de janvier 1971 ne traduit nullement une brusque mutation de la nature profonde du régime P.D.G.; que, en dépit de son ampleur et de son retentissement sans précédent, il demeure comparable avec les « procès » qui ont ensanglanté le pays à des degrés divers; la similitude est même frappante, que l’on considère les dimensions juridique et politique, ou la toile de fond économique et sociale.
Tout d’abord, rappelons brièvement les faits matériels qui ont été à l’origine de ce « procès », sans nous occuper, pour l’instant, de la façon dont a été menée l’opération de débarquement, ni des raisons profondes de l’échec. Nous nous proposons d’examiner ces aspects en même temps que les questions relatives au mouvement d’opposition.
Quelques Guinéens, soi-disant membres de l’opposition constituée à l’extérieur du pays, organisent à leur manière un débarquement en vue de renverser le régime. Ils spéculent sur la hâte de nos compatriotes à en finir avec ce système de la honte, et abusent de la bonne foi d’un certain nombre d’entre eux. Des commandos débarquent sur les côtes de Conakry dans la nuit du 21 au 22 novembre 1970. Mais l’opération échoue à cause des graves équivoques politiques qui pesaient lourdement sur elle. L’incroyable faiblesse de ses instigateurs permit aux dirigeants P.D.G. de se ressaisir, après un moment d’affolement et de débandade. Alors, le terrorisme est officiellement proclamé. Ordre est donné aux hommes de main dressés par le parti d’abattre sommairement tout « suspect ». Et il est appliqué à la lettre.
Parallèlement, comme à chaque période de grande effervescence, des centaines et des centaines d’arrestations arbitraires sont opérées. Les sinistres camps, qui se sont multipliés depuis les premiers « complots », regorgent de détenus de tous horizons et de toutes conditions. Les dirigeants éructent leur haine à longueur d’émissions radiophoniques, cultivent la peur et entretiennent un climat de férocité bestiale. C’était le prélude et en même temps la toile de fond du « procès »; le premier pas d’une longue marche sanglante qui se poursuit encore aujourd’hui. Le prévenu ? L’acte d’accusation ? Il faut aller les chercher dans la toute première allocution prononcée par le despote, quand l’inconscience des responsables politiques du coup lui eut permis de rétablir son redoutable pouvoir.
Et, plus précisément, dans cette phrase que nous citons de mémoire :
« Peuple de Guinée, tu as permis que des mercenaires à la solde de l’impérialisme violent ton territoire… »
C’est donc bien clair : l’accusé , c’est le peuple tout entier. Il répond du crime d’avoir « permis », d’être complice du débarquement, d’avoir donné hospitalité à la « 5è Colonne ». Notons, en passant, tout ce que peut comporter de totalitarisme, d’accès de délire et de volonté d’amalgame, un tel acte d’accusation. Celui-ci suffit également à juger du caractère « populaire » du régime.
Nous avons sous les yeux le verdict du « tribunal révolutionnaire » érigé en la circonstance. En voici la phrase finale :
« (le tribunal révolutionnaire) laisse ouvert le dossier de la 5è Colonne avec la conviction profonde que nos dignes et valeureux camarades de la commission d’enquête du comité révolutionnaire feront toute la lumière sur les faits compromettants mis à la charge des cadres du parti et du gouvernement cités dans les aveux (sic) par les individus condamnés par le présent arrêt. »
Voilà que la machine de mort construite pièce à pièce depuis l’indépendance n’épargne plus ses servants les plus zélés, qu’elle broie à leur tour ceux qui l’avaient alimentée pendant la demi-douzaine de « complots » majeurs et de « procès » qui ont ensanglanté la Guinée. C’est là, en réalité, le seul élément véritablement nouveau apporté par le « jugement » du mois de janvier 1971. C’est à cause d’un certain nombre de données élémentaires que le verdict a suscité à l’extérieur plus d’émotion que les précédents jugements, et qu’on a généralement cru, jusque dans certains milieux de 1’émigration guinéenne, qu’il marquait un « tournant ». Comme si le régime P.D.G. avait jamais été autre chose qu’une tyrannie sanguinaire.
Nous ne retiendrons que deux raisons : d’une part le nombre exceptionnellement élevé des condamnés, la sauvagerie avec laquelle un certain nombre d’entre eux ont été exécutés, et de l’autre, le délirant tapage fait par le despote sur le plan international, alors qu’il a l’habitude de commettre ses hideux forfaits en vase clos. Assurément, aucun des précédents « procès » ne s’était soldé par un nombre aussi élevé de condamnations capitales officiellement prononcées.
Nous disons bien : officiellement prononcées, c’est-à-dire avouées. Mais le critère quantitatif a-t-il quelque valeur dans le contexte des « complots » guinéens ? Si l’on devait retenir ce seul aspect, on commettrait la grossière erreur de croire que c’est à partir du mois de janvier 1971 que le régime P.D.G. est devenu tel qu’on le connaît aujourd’hui. Et l’on se perdrait alors dans d’impossibles explications du brusque changement de nature. Mais un régime se juge à la façon dont il conçoit et exerce le pouvoir, à la valeur qu’il attache ou non à l’homme, à ses droits élémentaires et à sa vie. Et en matière judiciaire, ce qui importe, c’est de savoir pourquoi le pouvoir condamne, comment il s’y prend, et si ceux qu’il condamne ont ou non un minimum de protection légale.
Si l’on s’oriente dans cette direction, on s’aperçoit que le quantitatif est relativement secondaire. Il pose une question de degré, de paroxysme, de conjoncture. Et non de structure ou de conception du pouvoir.
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Sako Kondé est né à Baro, près de Kankan, en Haute-Guinée. Il entra à l’École des Impôts de Paris après avoir passé sa licence en droit et, un peu plus tard, le D.E.S. de sciences économiques. Il fut de la première vague d’intellectuels africains accourus à Conakry pour servir la jeune république de Guinée proclamée le 2 octobre 1958. Là, il dirigea successivement les Contributions diverses et les Douanes guinéennes. Au bout de cinq ans, Sako Kondé prit volontairement le chemin de l’exil. Ce faisant, il préférait se désolidariser de politiciens qui conduisaient à la ruine un pays disposant pourtant d’importantes ressources naturelles. Il ne pouvait pas se croiser les bras devant le drame que vit son pays. On comprend dès lors qu’il soit mêlé au mouvement d’opposition au régime de Conakry.