Politique

Emile Cissé la victime et le bourreau

Il était à la fois bon et mauvais. Il pouvait bastonner un élève puis lui offrir cinq minutes plus tard 10 000 ou 50 000 francs

Cet article a été extrait du livre « Guinée : une histoire des violences politiques », un projet initié à l’occasion des 60 ans de l’indépendance guinéenne (2 octobre 1958). Il rassemble des journalistes (RFI), des défenseurs des droits humains (FIDH, OGDH,) et des universitaires. Ce projet a été réalisé avec le soutien financier de l’Union Européenne. Son contenu relève de la seule responsabilité de ses auteurs et ne reflète pas nécessairement le point de vue de l’Union Européenne.

Au terme de cette série sur Mar Verde et la répression qui s’est déclenchée en 1971, nous nous intéressons à une figure ambiguë et méconnue de cette période : Emile Cissé, ancien gouverneur de région, protégé et « fils adoptif » du Président Sékou Touré… avant d’être lui-même éliminé par le régime. RFI retrace, à partir de témoignages et d’archives inédites les dernières années de son existence.

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Son nom n’apparaît sur aucune stèle, son visage sur aucune photo dans les archives préfectorales de Labé, au nord de la Guinée. Pourtant, le souvenir d’Emile Cissé reste tangible. Il inspire encore, dans la mémoire des doyens de cette localité, la frayeur et la passion. Dès la fin des années soixante, le principal du collège d’enseignement général était inévitable lors de ces déplacements en ville. À bord de sa jeep russe, il se promenait entouré de « ses “amazones” toutes plus belles les unes que les autres », attestent encore plusieurs habitants[1]. Son harem constituait également sa garde rapprochée armée de calibres, russes là encore. « Il utilisait ces filles comme des miliciennes. Personne n’osait ni le juger ni le contredire à l’époque. C’était le Satan de la Guinée », témoigne un ancien commandant d’arrondissement de Lélouma, Elhadj Mamadou Diouldé Sow[2]. Sa réputation dépassait ainsi largement le portail de son établissement.

En août 1967, l’instituteur est déjà connu de la police. Quelques semaines plus tôt, l’un des dignitaires locaux, le secrétaire fédéral de Labé, Barry Samba Safé avait prévenu les services municipaux. « Un jeune garçon du nom de Diallo Amadou Cellou âgé de 13 ans aurait été enfermé dans un des magasins du collège d’enseignement général par Monsieur Emile Cissé et cela depuis 8 heures du matin. Le motif de cette détention résultait du fait que sa cousine Sako Fatoumata qu’il avait accompagnée au domicile de Monsieur le Principal avait refusé de se coucher avec ce dernier », lit-on dans un rapport de renseignement du commissariat de Labé[3].

Le professeur est aussi auteur – metteur en scène. Mais là encore, et peut-être enorgueilli par sa notoriété culturelle, il se livre au sein de la troupe de théâtre fédérale de Labé à des « actes inhumains », selon un deuxième compte-rendu de police[4]. « C’est ainsi qu’il a sauvagement bastonné Mlle Sow Bineta qui a refusé de coucher avec lui, sous prétexte qu’elle aurait mal joué dans la pièce». Les représentations se déroulaient sur l’étroite scène de la permanence de Labé. L’endroit a été transformé en espace-jeune désuet ; il ne reste plus aucune trace de la célèbre pièce écrite par Emile Cissé. Mais à l’époque, « Et la nuit s’illumine » est jouée en Guinée puis au festival panafricain d’Alger en 1969, où elle y rafla même un prix.

« À cette époque, tous les regards étaient tournés vers ce Labé culturel », se souvient Sékou Cissoko[5]. « Un palais de la culture unique en son genre y a même été construit ». L’ancien acteur et danseur n’est pas entré à l’intérieur de ce palais de la Kolima depuis son jeune âge. « Nous venions y danser et y écouter de la musique, »s’émerveille-t-il sous le dôme. Aujourd’hui en ruine, ce bâtiment a été construit sous l’impulsion d’un des rivaux d’Emile Cissé, son supérieur hiérarchique : Emile Condé. Comme le principal Cissé, le gouverneur Condé était métis guinéo-libanais. Il avait épousé l’une des filles d’un dignitaire de Popodara, un village voisin. Imitant son aîné à son arrivée à Labé, Emile Cissé avait également jeté son dévolu sur l’une des filles d’Elhadj Souleymane : la belle Djounkalé. Mais, cette fois, son père s’opposa fermement au mariage. Il ne voulait pas donner la main de sa fille à un « bâtard dont la filiation est douteuse », rapporte l’un des frères de Djounkalé, Al-Kaly[6]. C’était sans compter l’intervention du président Sékou Touré, qui se considérait comme le père adoptif d’Emile Cissé. « C’est mon fils », trancha-t-il[7]. Et le vieux Souleymane finit par céder.

En guise d’hommage, le nom choisi pour son collège implanté à Popodara fut inspiré par celui de son épouse. Plus qu’un établissement scolaire, Kalédou était une « cité nouvelle », lieu d’expérimentation des mathématiques modernes, l’une des multiples passions d’Emile Cissé. Si les colonnades d’entrée sont détruites, quelques vestiges sur l’immensité de la propriété témoignent de la grandeur de l’expérience. Des salles de classe et des dortoirs éclairés 24 heures sur 24 grâce au générateur, des élevages de porcs, de poules, des champs de légumes et plantations de fruits garantissaient une quasi-autonomie. Il y avait aussi plusieurs terrains de volley, de basket, de football et des étangs pour la natation : « rien ne manquait ici », explique Boubacar Diallo, un ancien élève[8]. Grâce aux relations privilégiées qu’entretenait le directeur avec les autorités nationales, les fournitures scolaires arrivaient en quantité suffisante, contrairement aux autres établissements guinéens, qui, comme tout le pays, subissaient les affres du rationnement. « On le surnommait même “le Pearl” » en référence au nom honorifique qu’il s’était lui-même décerné.

Pourtant, et en dépit de ces réussites sur le plan éducatif, Emile Cissé laisse une trace amère. « Il était à la fois bon et mauvais. Il pouvait bastonner un élève puis lui offrir cinq minutes plus tard 10 000 ou 50 000 francs », poursuit Boubacar Diallo. Ces méthodes radicales étaient dissimulées aux personnalités en visite dans « ce centre d’excellence », tels que Abdelazziz Bouteflika, à l’époque ministre des Affaires étrangères ou encore la chanteuse Miriam Makéba. Leur sécurité était alors assurée par les élèves : « J’avais mon pistolet et ma tenue militaire. Après la formation au champ de tir, nous étions autorisés à porter nos armes. Uniquement parce qu’Emile était très proche du président sinon on ne se serait pas permis cela ! » explique Al-Kaly, élève et beau-frère d’Emile Cissé.

Le collège de Kalédou à Popodara, en Guinée.
Le collège de Kalédou à Popodara, en Guinée. © Coralie Pierret/RFI
Un tableau noir au collège de Kalédou à Popodara, en Guinée.
Un tableau noir au collège de Kalédou à Popodara, en Guinée. © Coralie Pierret/RFI

Pourtant, cette proximité ne suffira pas à épargner « Emile le boiteux », comme le surnommaient en cachette ses élèves. Autrefois encensé et présenté en exemple aux étrangers, Kalédou deviendra quelques années plus tard « une cellule contre-révolutionnaire » pour les autorités. « Les bases théoriques de camouflage de ce noyau subversif devaient […] permettre ainsi la dislocation à coup sûr de l’intégrité territoriale de la République de Guinée », lit-on, en 1971, dans la déposition de l’ancien directeur présenté comme complice de la cinquième colonne[9].

L’expansion de son influence serait la cause de son arrestation. « C’était lui ou nous », confiera le patron des prisons politiques, Siaka Touré à Ibrahima Kaba Bah, un des promotionnaires d’Emile Cissé. La rumeur d’une excessive jalousie émanant du noyau des hauts fonctionnaires proche du président, notamment Siaka, son neveu et Ismaël, son demi-frère, circulait déjà à l’époque[10].

Car c’est bien « compte-tenu des performances et des rendements qu’il faisait dans le cadre des enquêtes de la cinquième colonne qu’il fut nommé gouverneur de Kindia », rapporte son beau-frère. Dans cette ville de Basse-Guinée, il cumule le poste de gouverneur et celui de président du comité révolutionnaire, en charge des enquêtes et des interrogatoires de la préfecture. « Il s’est arrangé pour inculper dans le cadre du complot de la cinquième colonne tous ceux qui l’ont contredit à Labé, résume un ancien professeur[11]. C’était un metteur en scène extraordinaire et grâce à la confiance que lui accordait le chef de l’État, il a joué le rôle de la liane autour d’un arbre et a emporté beaucoup de cadres». L’un de ces anciens contradicteurs, Barry Samba Safé en aurait payé le prix. « En Haute Guinée, l’ancien secrétaire fédéral de Labé, passé gouverneur de Kankan, est arrêté en plein meeting de dénonciation en présence d’Emile Cissé qui avait fait le déplacement pour l’occasion » atteste Ibrahima Kaba Bah[12].

À la manière du complot sékoutouréen et suite à des dénonciations en cascade, quasiment tous les proches d’Emile Cissé ont été arrêtés. Djounou, le censeur du collège de Kalédou est l’un des premiers à faire une déposition radiodiffusée. Il y évoque Tafsir Diallo. Presque instantanément, ce restaurateur et ancien parachutiste de l’armée française est conduit au commissariat de Labé, hurlant son innocence et rejetant catégoriquement tout lien avec Emile Cissé. « Le lendemain, armé de courage, dans mon propre véhicule, je suis parti à Kindia escorté par le commissaire à la rencontre de Siaka Touré. Sur place, il m’a tout de suite dédouané. “Ce n’est pas toi. Il y a eu une erreur dans la déposition. Nous voulions Tafsir Barry, le tailleur. Et il est déjà dans mon hôtel”, comprenez que Tafsir le tailleur avait été conduit au camp Boiro », raconte ironisant, Tafsir Diallo[13].

En présence de Siaka Touré à Kindia, le soir précédant cet épisode, Emile Cissé sort tardivement de chez lui en direction du camp Kémé Bouréma, « avec sa tenue blanche et son paquet de cigarettes à la main car il est appelé », se rappelle Al-Kaly. Ses proches ne le reverront jamais, excepté sur sa photo de prisonnier, publiée dans le livre blanc des complices de la cinquième colonne en ouverture de sa déposition qui fut l’une des plus longues de l’ouvrage. Il est d’abord enfermé dans ses propres geôles à Kindia, aux côtés des prisonniers qu’il avait lui-même interrogés et « torturés »[14]. Puis, il subit la demi-diète, pendant une centaine de jours au camp Boiro[15]. Ecroué dans sa cellule au cœur de la plus grande prison politique guinéenne, il meurt de faim et de soif dans l’oubli.

« Guinée : une histoire des violences politiques » est un projet initié à l’occasion des 60 ans de l’indépendance guinéenne (2 octobre 1958). Il rassemble des journalistes (RFI), des défenseurs des droits humains (FIDH, OGDH,) et des universitaires. Ce projet a été réalisé avec le soutien financier de l’Union Européenne. Son contenu relève de la seule responsabilité de ses auteurs et ne reflète pas nécessairement le point de vue de l’Union Européenne.
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konakryexpress

Je revendique le titre de premier clandestin à entrer en Italie, le jour où la mort de Che Guevara a été annoncée. Mais comme ce serait long de tout décrire, je vous invite à lire cette interview accordée à un blogger et militant pour les droits humains qui retrace mon parcours dans la vie: https://fr.globalvoices.org/2013/05/20/146487/

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