Le quotidien au Camp Boiro entre humiliations et instinct de survie
Chaque jour pouvait donner la victoire ou coûter la vie. Tenir pour sortir, tenir pour témoigner.
Dans une interview à Anne Blancard de Radio France Internationale, le 17 février 1977, il se qualifie en ces termes:
Je suis un homme d’origine blanche, d’origine corse très exactement, qui s’est voulu Africain parce qu’il est né en Afrique, qui a aimé l’Afrique au-dessus de tout, qui s’est voulu donc Guinéen lors de l’indépendance de la Guinée ; parce qu’en plus de l’amour de l’Afrique, il avait l’amour de la Guinée. Et je suis devenu un Africain, marié à une Africaine, père d’enfants africains. Voilà ce que je suis, c’est tout.
C’était un homme puissant! Mais comme tous ceux que le dictateur a rendu puissants, lui aussi il l’a démoli en lui faisant goûter aux affres du Camp Boiro. Il y passa 54 mois de sa vie.
J’ai extrait de ce billet de son livre Prison d’Afrique, écrit à sa sortie de prison. Il y raconte avec une clairvoyance détachée le quotidien des prisonniers, des hommes qui s’étaient constitués honnêtement une fortune ou descendaient de familles illustres ou qui avaient accumulé tout simplement un bagage intellectuel ou une expérience professionnelle et qui avaient tous une unique passion: participer à l’édification d’une Guinée prospère, mais que le destin avait fait partager ce triste sort par la volonté d’un dictateur sanguinaire et psychopathe.
Survivre à tout prix
Le problème redevenait le même que deux ans auparavant. Tenir, tenir à tout prix. Chaque jour pouvait donner la victoire ou coûter la vie. Tenir pour sortir, tenir pour témoigner.
Les dissemblances s’accentuaient au sein de cette étrange prison. Dans un pays dont la religion officielle était le socialisme et la primauté accordée à la race noire, richesse et couleur de peau jouaient un rôle primordial à Boiro.
Le bas peuple des Noirs inconnus donnait ses sacrifiés qui dépérissaient à vue d’oeil tandis qu’étrangers blancs et favorisés de la fortune obtenaient mille avantages.
La plus dure bataille se livra pour la possession des « O ». Ce sigle se mit à fleurir, au charbon ou à la craie, sur bien des portes. « O » signifiait aussi bien « officiel » qu’ »ouvert ». Ce qui importait était que la porte qui l’arborait restât ouverte du café du matin au soir.
Chaque garde se méfiait du voisin à un point tel qu’une porte ouverte par l’un était presque immanquablement refermée par un autre quelques minutes plus tard. Il était difficile d’obtenir un régime continu pour la journée. La relève s’effectuait à trois heures de l’après-midi et la garde montante voulait ignorer les décisions de la descendante. Les portes devaient, en principe, être toutes refermées à la passation des consignes. Un chef de poste astucieux ou aiguillonné par les bakchichs reçus de détenus étrangers, largement pourvus en colis, inscrivit un « O » sur leurs portes. A partir de ce jour, le règne des « O » s’étendit. On se battit comme de beaux diables pour les obtenir, à coup de pourboires: sous-vêtements, sandales, chocolat, eau de Cologne, cigarettes des colis, mensonges et délations: tout fut bon. Ce fut une lutte sournoise qui conduisit, certains jours, à faire fermer tout le monde, certains préférant la misère générale au plaisir d’un petit nombre.
Petites révoltes
Ce fut aussi la période des révoltes, bien modestes, et à la mesure de ce camp misérable. Celle de Clauzels d’abord, un homme bien amaigri, affaibli mais toujours aussi arrogant avec les gardes et qui n’acceptait décidément pas que des Guinéens aient eu le front d’emprisonner le ressortissant d’un pays qui les aidait depuis leur indépendance.
Il exprimait son opinion à tout propos reprochant aux gardes de tourner leurs armes, qu’ils n’avaient acquises que de ses compatriotes, contre leurs propres amis.
– Vous n’avez rien, râlait-il. Vous êtes un pauvre pays même vos pistolets, vous les obtenez de nous et vous ne voulez même pas vous en servir ! Seulement les voitures américaines et les dollars, vous connaissez bien !
Les gardes en riaient, comme ils rirent à ma propre révolte. Une histoire d’une bêtise affligeante. J’explosai un soir, ulcéré qu’on me refusât la lumière. La lubie d’un petit milicien qui m’avait dans le nez. La nuit tombait. C’était l’heure tant attendue des cellules. Dans la journée, il faisait si sombre qu’on ne pouvait rien faire dans les chambrées, que rester allongés et baver aux corneilles.
Dès que l’électricité était allumée, on jouait aux cartes ou on relisait avidement les quelques lettres reçues par ceux qui avaient eu ce bonheur. Le garde, en allumant la rangée, sauta délibérément le 13. Aux appels répétés, il répondit par des rires, De fil en aiguille des injures furent échangées. Je m’emportai, frappai à m’en meurtrir les poings contre la porte, insultai le milicien et toute la garde.
J’en fus pour une « diète » symbolique de quelques heures.
L’énervement faisait maintenant partie de l’état d’esprit général. La cohabitation devenait difficile. Supporter les rots, les borborygmes, les flatulences et les pets d’un codétenu quand on n’a que quelques minutes d’air quotidien vous ferait prendre en haine votre propre père.
Parmi les Européens, il y avait deux frères. Enfermés dans la même cellule, ils s’y disputèrent très souvent.
Les mois passaient, rien ne changeait. La Cour des Miracles se renforçait de jour en jour. Les éclopés se multipliaient si les fous disparaissaient peu à peu, discrètement éliminés.
L’instinct de survie de « Poubelle »
Les vols aussi fleurissaient. « Poubelle » chipa plusieurs fois le plat de riz d’un voisin. « Poubelle » était le surnom d’un étranger si vorace qu’il pleurait à tout bout de champ des « renforts ». Il acceptait même, au matin, qu’on lui donne les plats froids que de trop grands malades n’avaient pu finir et qui sortaient manifestement de cellules où régnait la tuberculose.
Avec un bâton ramassé dans la cour des latrines, il finit par attirer à lui la gamelle déposée par la corvée devant la cellule voisine et à la faire glisser sous sa propre porte. Les corvéables avaient, en effet, pris l’habitude de déposer devant chaque cellule, le nombre de plats nécessaires et la garde passait ouvrir et faire entrer les gamelles quand la distribution était terminée. Le drame fut que les hommes de corvée, conscients d’avoir bien distribué le nombre exact de rations, refusèrent d’en donner une supplémentaire.
Plus jamais ca!!