Camp BoiroSékou Touré

HALIMATOU CAMARA, LA SOIF DE JUSTICE EN HÉRITAGE FLORENCE MORICE, JOURNALISTE, RFI

Le billet que je vous propose aujourd’hui est extrait du livre Mémoire collective: Une histoire plurielle des violences politiques en Guinée, produit par La Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH) et Radio France Internationale.

Vous remarquerez que même la petite-fille de feu Tounkara itou Tounkara a des réticences à reconnaitre qu’au temps de la révolution, on n’avait pas besoin de se maquiller de quelque crime que ce soit pour finir en prison et que les victimes ne jouissaient d’aucune assistance juridique. Le drame que le peuple de Guinée a vécu sous Sékou Touré dépasse tout entendement.

Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1971, plusieurs dizaines de cadres de la Guinée, emprisonnés au Camp Boiro, furent fusillés, selon des rescapés29. Parmi eux, Tibou Tounkara, compagnon de la lutte pour l’indépendance, et ancien ministre de Sékou Touré. Il est accusé d’avoir « trahi » la révolution lors de l’agression de novembre 70 et vient d’être condamné par un « tribunal révolutionnaire ».

Son corps ne fut jamais retrouvé. Sa famille a toujours dénoncé une « parodie de justice ». Héritière de cette histoire troublée, Halimatou Camara, sa petite fille, a fait le vœu très tôt d’œuvrer pour la justice de son pays. À 32 ans, l’avocate coordonne une clinique juridique30. Rencontre.

Ce n’est pas de la bouche de ses parents, mais dans le Livre blanc d’Ahmed Sékou Touré qu’Halimatou a découvert les conditions d’arrestation de son grand-père. Un recueil où l’ex-président consignait les « aveux » réels ou supposés de ceux qu’il qualifiait de « traîtres » sans que l’on sache s’il s’agissait de leurs propos ou de ceux soufflés par leurs bourreaux.

Le supposé aveu qui signa l’arrêt de mort de Tibou Tounkara tient en sept petites pages. Selon ce récit « officiel » écrit à la première personne, l’ancien syndicaliste, se sentant « incompris », aurait adhéré en 1967 au « Réseau français intérieur » dont le but était de « renverser le régime ». Trois ans plus tard, il aurait finalement reçu 4 000 dollars de la part des Allemands – qualifiés par endroits de SS – pour ensuite prendre part à l’agression de novembre 1970.

Halimatou n’a pas encore 10 ans lorsqu’elle feuillète distraitement l’ouvrage trouvé par hasard dans l’armoire de son père. C’est une photo qui attire son regard : elle y voit son grand-père, abattu, yeux cernés et chemise froissée. L’aurait-elle seulement reconnu, s’il n’avait porté dans ses mains une ardoise avec dessus son nom, lui qu’à l’époque elle ne voyait que dans les albums de famille poser dans ses habits de ministre ou d’ambassadeur ? Lui, dont elle ignore encore presque tout.

« J’ai été choquée. Je savais qu’il avait été prisonnier politique. Mon père m’avait emmenée quelques années plus tôt devant le camp Boiro, où il fut enfermé, et j’emmagasinais dans ma tête quelques bribes de conversation. Mais je ne comprenais rien. »

Entre choc et incrédulité, Halimatou décide d’en parler à son père. Il lui raconte alors l’arrestation, en juillet 1971, le « faux procès » et puis la fusillade quelques mois plus tard dans des circonstances encore floues. Il parle aussi des questions sans réponse : le corps qui ne fut jamais retrouvé et le silence autour des crimes commis à cette période. « Dans ce pays, on a besoin de justice et d’histoire. Peut-être que tu seras à l’avant-garde de ce combat un jour », lance-t-il, comme un défi, à la jeune fille qui envisage déjà des études de droit.

Depuis, Halimatou vit dans un sentiment d’injustice et retourne dans sa tête les blessures qui hantent la mémoire familiale. « Certains disent qu’on aurait découpé le corps de mon grand-père, puis qu’il aurait été jeté au niveau du pont Kaporo. Est-ce vrai ? Je n’en sais rien. C’est le black-out total. Aucune justice n’a été rendue et aucune mémoire n’a été entretenue sur ces gens, qui ont pourtant de près ou de loin participé à la construction de la Guinée. »

Et c’est cette même jeune femme, désormais avocate âgée de 32 ans, que l’on retrouve à l’automne 2017, à l’entrée du tribunal de Dixinn, un quartier de Conakry. Depuis 2015, Halimatou y coordonne une clinique juridique. Un projet porté par l’OGDH (Organisation guinéenne de défense des droits de l’Homme) et la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme), où de jeunes juristes et avocats se relaient pour offrir une défense gratuite à ceux qui sinon, faute d’argent, n’auraient pas droit à un procès équitable et contradictoire.

Ce jour-là, on l’aperçoit au loin. Elle lève les mains au ciel, puis les joint fermement au niveau du menton, yeux fermés, et sourit de satisfaction. Elle vient d’apprendre qu’un jeune homme qu’elle a récemment défendu dans une affaire de vol va sortir de prison. « Il cherchait de l’argent pour émigrer, mais ce n’est pas un délinquant. Peut-être qu’avec une seconde chance, il s’en sortira ».

« Chaque fois que je viens ici, raconte l’avocate, je pense à toutes ces personnes condamnées par des tribunaux populaires sous la Première République, qui n’avaient pas droit à une véritable défense. Mon grand-père et tant d’autres. Leurs avocats n’étaient là que pour chanter les louanges du régime. Une voix disait : ‘‘ vous êtes coupable de ceci ou de cela ’’, à partir d’aveux obtenus sous le coup de la torture et des humiliations. Et vous étiez condamné. C’est ce qui donne toute la valeur au travail que je fais aujourd’hui. »

Son cheval de bataille : aider les Guinéens à retrouver confiance en leur justice et lutter contre « les détentions provisoires abusives ». Elles sont nombreuses au tribunal de Dixinn, où plus de 200 dossiers criminels attendent d’être traités, souvent depuis de longues années. L’an passé, la jeune fille s’est battue pour qu’un homme en attente de procès depuis plus de 10 ans passe enfin devant le juge. Halimatou raconte qu’un magistrat, dont elle taira le nom, lui demanda : « Mais pourquoi te soucies-tu de cet homme ? N’as-tu rien d’autre à faire ? C’est un bandit, il n’a qu’à périr en prison ». « Madame, j’ai perdu mon grand-père sans procès équitable. Je ne peux pas regarder cette histoire se répéter sous mes yeux sans agir », a-t-elle répondu.

Halimatou « la dure » comme on la surnomme avec respect au tribunal de Dixinn, ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de critiquer les failles de la justice de son pays, persuadée qu’ « il y a un lien intime entre ce que qui s’est passé il y a 50 ans et ce qui se passe aujourd’hui ». « Dans ce pays, la vie humaine a été banalisée et le concept de présomption d’innocence n’existe presque pas. On jette facilement des gens en prison sur de simples soupçons, comme à l’époque de Sékou Touré où l’on pouvait se retrouver au camp Boiro sur simple dénonciation. »

Dans la famille d’Halimatou chacun porte une part de ce drame. Aujourd’hui encore, l’avocate n’ose pas aborder l’histoire de son grand-père avec sa grand-mère, qui perdit ses esprits en même temps que son mari en 1971 et ne retrouva la parole qu’en 1984 à la mort d’Ahmed Sékou Touré. La mère, Fatoumata Tounkara, syndicaliste et ancienne ministre elle-aussi sous Alpha Condé, n’a rien oublié de cet été 1971 qui lui arracha du jour au lendemain son père, sa maison, et sa réputation.

Elle raconte à sa fille les longues années sans nouvelles, passées à se demander si son père reviendrait un jour, et ces journées d’école où elle se retrouva tout d’un coup « indexée » par ses camarades et par ses enseignants, traitée de « fille de traître, d’agent de la 5ème colonne », elle qui se voyait au contraire en digne enfant de la révolution, car elle avait été élevée ainsi. La supposée trahison de son père, l’ex-ministre refuse toujours d’y croire et dit avoir « compris » son histoire et celle de la Guinée en lisant Le zéro et l’infini, roman d’Arthur Koetsler, l’histoire de Roubachof, ancien apparatchik, figure de la révolution russe, finalement arrêté puis jeté en prison. Un homme confronté à la terreur d’un système répressif auquel il avait lui-même collaboré durant sa carrière politique. « J’ai compris que la révolution mange ses propres enfants. »

Faute de sépulture pour son père, Fatoumata Tounkara conserve dans un couloir de la maison familiale du quartier Ratoma de Conakry une pierre du pont du 8 novembre. Ce pont où, en janvier 1971, furent pendus 4 hauts cadres du pays31, en même temps que plusieurs dizaines d’autres dans différentes villes de Guinée, accusés de trahison eux aussi. Une date qui rappelle dans la famille d’Halimatou cette nuit d’octobre qui coûta la vie à Tibou Tounkara, à ceci près que cette fois-là, la mort fut donnée en public. Ce pont, qu’en dépit de tout son activisme, l’AVCB (Association des victimes du camp Boiro) n’a pas sauvé de la destruction en mars 2012. «Lorsque j’ai appris que les travaux commençaient, j’ai immédiatement couru vers mon chauffeur. Je lui ai dit : ‘‘ Allons-y ’’. Il fallait que j’en garde un bout, que cette mémoire-là ne s’efface pas totalement », raconte Fatoutama Tounkara. Depuis, l’AVCB conserve, entassées dans une cour, des tonnes de gravats dont elle espère encore faire un jour le socle d’un monument en mémoire des victimes. « Si les autorités continuent de s’y opposer, je finirai peut-être par installer ma propre stèle.»

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29 Témoignages recueillis par l’AVCB, Association des victimes du camp Boiro.

30 Clinique juridique mise en place en 2015 par la FIDH et l’OGDH.

31 Furent pendus à Conakry ce-jour-là, Ousmane Baldé, gouverneur de la Banque centrale et ministre des Finances, Ibrahima Barry, secrétaire d’État, Magassouba Moriba, ministre de l’Education nationale et le commissaire de police Keita Kara Soufiana.

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konakryexpress

Je revendique le titre de premier clandestin à entrer en Italie, le jour où la mort de Che Guevara a été annoncée. Mais comme ce serait long de tout décrire, je vous invite à lire cette interview accordée à un blogger et militant pour les droits humains qui retrace mon parcours dans la vie: https://fr.globalvoices.org/2013/05/20/146487/

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