Les voilà à l’ombre, zombis d’os et de chair, pour une durée indéterminée…
L'eau leur est autant comptée que l'air. Et la nuit, ils écoutent hurler ceux d'entre eux qui sont devenus fous et que l'on a enchaînés, dehors, à un manguier.
Dans leur petit livre, publié en 1977, intitulé tout simplement L’affaire Alata, Hervé Hamon & Patrick Rotman font une description émouvante des conditions d’arrestation, d’extorsion des confessions, de tortures et d’élimination au Camp Boiro. Ce billet est extrait du chapitre La vérité du ministre.
Sur une terre que borde l’Atlantique, quelque part entre le neuvième et le dixième degré de latitude nord, il y a 2 500 hommes et femmes qui meurent d’inanition, de torture et de terreur. On les tient enfermés, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans des cellules grandes comme des cages, couvertes en tôle, souillées de déjections.
L’entrebâillement de la porte pendant quelques minutes est une faveur, la lumière un privilège. On les nourrit de déchets et d’une louche de riz. L’eau leur est autant comptée que l’air. Et la nuit, ils écoutent hurler ceux d’entre eux qui sont devenus fous et que l’on a enchaînés, dehors, à un manguier.
Ils guettent aussi le bruit d’un camion, du camion qui les emportera, ficelés comme des paquets, au bord d’un charnier. Ou bien le bruit d’une jeep qui les conduira vers la « commission » chargée de détecter les crimes qu’ils n’ont pas commis. On leur déliera la langue en les asphyxiant, pendus par les coudes. En leur déchirant les genoux, maintenus immobiles sur un tas de gravier. En leur fixant des électrodes à l’oreille, au ventre, au sexe, livrés aux caprices d’un rhéostat. Et ils avoueront, tous, tout.
Car ils sont tous des ennemis du peuple. Ils se sont réveillés ennemis du peuple le matin même — quelle coïncidence ! — de leur disparition, hébétés de ce que, cette fois encore, on n’ait pas frappé à la porte à côté. Ils ont appris que les ennemis du peuple sont paysans et ministres, colporteurs et évêques, manœuvres et présidents des tribunaux. Nul n’a pris leur défense. Nul ne les a même jugés. Des affiches, sur les murs des villes, ont expliqué qu’il en va mieux ainsi. Les voilà à l’ombre, zombis d’os et de chair, pour une durée indéterminée…
Cela, il est licite de le raconter dans notre démocratie française cernée de bleu tendre, où l’abjection totalitaire vous serre le cœur. Et vous le serre d’autant plus que la protestation est générale, s’élève jusqu’aux principes intangibles, embrasse d’une formule le monde entier. Les détails sont toujours sordides, incongrus, importuns. Ils cassent la règle au profit de l’exception. Ainsi consent-on volontiers à ce que nous dénoncions la torture mais s’oppose-t-on à ce que nous nommions les tortionnaires.
Peut-être nous autoriserait-on à révéler que les « ennemis du peuple » précités sont des nègres. Les Africains emprisonnés, exilés, liquidés sont d’une banalité diplomatiquement rassurante. Au Tchad, le renversement de M. Tombalbaye — un grand ami de la France — n’a-t-il pas ouvert les portes de geôles surpeuplées ? La liberté que les avions élyséens sont allés préserver au Congo-Kinshasa y est-elle moins violée que sur tout le continent noir ? Au Cameroun, n’a-t-on pas condamné à mort, le 30 décembre 1970, Mgr N’Dongmo 1 comme, plus tard, Ernest Ouandié et deux autres opposants ? En République centrafricaine, la « découverte » d’un « complot » contre le maréchal, pardon l’empereur Bokassa, n’a-t-elle pas été sanctionnée par huit peines capitales? M. Houphouët-Boigny lui-même, dont la « modération » est légendaire, a-t-il agi différemment en 1963 2 ? La liste, fastidieuse, regorge d’arbitraire et de sang : tandis que le fantôme de Patrice Lumumba continue de hanter le Zaïre, on exécute, en mars 1976, trente rebelles au Nigeria; Modibo Keita n’est toujours pas libre, le jeune Bénin se salit en règlements de comptes, Amin Dada trône, l’Afrique du Sud reste daltonienne.
Gageons que, jusqu’ici, le ministre de la police tolérera notre indignation et s’aventurera même — officieusement — jusqu’à la partager. Mais produisons un témoin, précis comme ses blessures, qui dise : cela s’est passé au camp Boiro, entre le front de mer, l’ambassade d’Algérie, l’hôpital Donka, et l’état-major de la milice, cela s’est passé derrière des grilles et des murs que la population longe tous les jours sans savoir, cela s’est passé à Conakry,) capitale de-la Guinée, comme cela aurait pu se passer à Kindia, Boffa, Kissidougou, ou Faranah, cela s’est passé du 11 janvier 1971 au 14 juillet 1975 et, pour d’autres, cela dure encore. Alors, invoquant la raison d’État, l’autorité gouvernementale sonnera la garde pour le faire taire. Nous allons nous efforcer de lui désobéir.