La tragique nuit du dimanche 17 au lundi 18 octobre 1971, selon Portos
Dans ce billet Porthos nous parle des sacrifiés dans la nuit du 17 au 18 octobre 1971. La nuit où furent passés par les armes des ministres, des ambassadeurs, des gouverneurs, des magistrats, des ingénieurs, des docteurs en médecine, des professeurs … |
Nous étions au « château », à la porte 2, mes deux compagnons Marcel Mato, Manma Fofana et moi. Alata était à la commission où il travaillait comme « expert ». La cellule était enfumée, empuantie. Il faisait chaud. Nous étions torse nu, chacun sur son lit. Nous bavardions à voix basse de choses et d’autres. Aucun de nous ne dormait.
Il était un peu plus que minuit quand nous avons entendu une clé glisser dans le cadenas de la porte de la cellule voisine. Comme un félin, Manma avait bondi de son lit et déjà, il avait l’oeil collé au petit judas par lequel nous pouvions espionner ce qui se passait dans la petite salle commune aux deux cellules 3 et 4, où se tenait généralement la sentinelle.
Mato est monté sur le lit de Manma, juste sous la lucarne. Il observe ce qui se passe dans la cour. Manma me fait signe, de la main, de m’approcher. Il me cède sa place et rejoint Mato à la lucarne. J’aperçois alors, à travers mon « collimateur », mon ami Mbaye Cheick . Il est souriant. Puis son sourire s’efface, sa mine devient grave. Et Mbaye disparaît de mon champ visuel, remplacé par Fadel Ghussein, qui sort de la cellule avec un sourire figé qui disparaît rapidement. Il s’arrête un instant presque en face de moi, le visage grave, le front plissé. Il fait un pas de côté et disparaît. Coumbassa Abdoulaye, les bras croisés sur la poitrine, le visage sombre reflétant une profonde angoisse, apparaît à son tour… La porte de la cellule se referme.
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Il n’y reste plus que Boris Treshoff.
Je ne comprends pas ce sourire détendu de Mbaye, figé de Fadel, est-ce l’esquisse d’un espoir de libération ? Je sais qu’ils étaient, tous deux, optimistes, trop optimistes. Mais comment interpréter le fait que les sourires de mes amis disparaissent, que leurs mines deviennent brusquement graves ? Cette profonde angoisse que j’ai lue sur le visage de Coumbassa, que signifie-t-elle ? Ont-ils brusquement réalisé qu’ils étaient confrontés à un destin autre que celui auquel ils s’attendaient ?
Je quitte mon observatoire et veux rejoindre mes compagnons à la lucarne. Mais c’est notre cadenas… Déjà, nous sommes couchés, tous les trois, entièrement recouverts de nos couvertures. Nous faisons semblant de dormir profondément. La porte s’ouvre… Sur le seuil le chef de poste adjoint Barry Mamadou 1 :
— « Moussé 2 Marcel Mato », dit-il.
Mato se soulève sur son lit :
— « Commission… » ajoute Barry.
Mato se lève, prend son tricot de corps déchiré, le porte, l’ajuste dans sa culotte, et enfile par-dessus sa chemisette bleue. Il est ému. Nous le sommes tous ! Nous observons la scène légèrement soulevés sur nos lits. Mato franchit le seuil de la porte et disparaît de nos regards. Le cadenas grince. La porte se referme sur nous.
Nous bondissons de nouveau de nos lits, moi côté porte, Manma côté lucarne. A mon observatoire rien. Tout est redevenu calme. Je le rejoins à la lucarne. Nous voyons passer, au milieu d’une haie de militaires en tenue de combat, mitraillette au poing, Emile Condé, suivi de René Porri. Là, dans un coin, un grand camion militaire, entièrement bâché. Puis, c’est le calme plat…
Nous ne savons pas ce qui se passe. Nous avons de lourds pressentiments. Avec ce que nous venons d’observer, nous doutons fort que ce soit pour la commission qu’on ait convoqué nos camarades ! Ce n’est pas dans les habitudes de la maison de convoquer tant de monde à la fois. Le mouvement semble général. C’est inhabituel et confusément, sans nous l’avouer à nous-mêmes, nous pressentons quelque chose de grave!
Nous regagnons nos lits. Nous n’échangeons aucun mot, absorbé, chacun, par ses propres pensées plutôt sombres. Je ne peux m’empêcher de revoir Mbaye et Fadel. Ils étaient tellement optimistes : ils considéraient tout cela comme une mauvaise plaisanterie qui ne pouvait pas durer.
Ils me donnaient toujours l’impression d’adolescents qui vivent une nouvelle expérience dans un camp de vacances. Un jour, nous nous étions retrouvés dans la petite salle commune, la porte donnant sur la cour étant naturellement fermée. Un garde était chargé de nous raser, sous l’oeil vigilant de la sentinelle, un vieil ancien combattant, qui nous laissait bavarder tranquillement.
— « Avec toutes les dépenses qu’ils ont à faire pour notre entretien, c’est sûr qu’ils ne pourront pas nous garder longtemps », disait Fadel.
— Pour ce qu’ils nous donnent à manger, c’est pas beaucoup de dépenses, répliquai-je ironique, d’autant que le riz est un don de l’A.I.D., la sauce, ce n’est que de l’eau bouillie avec du sel et du piment…
— … de toute façon, c’est Mbaye qui parlait, nous en avons discuté dans notre cellule, ils ne peuvent pas nous garder longtemps, et d’après Boris…
— Que le ciel vous entende ! Mais, à mon avis, on n’arrête pas des gens de notre rang pour les libérer aussitôt …
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— Ah ! Toi, tu veux toujours tout voir en noir …
— Non, peut-être que vous aurez quelque chance de vous en tirer bientôt… »
Je ne voulais pas trop les décourager avec mon pessimisme et j’ajoutai :
— » Mais en ce qui me concerne, rappelez-vous qu’Al Capone a promis de faire payer cher aux ministres… »
Et cette nuit, on est venu les chercher. Nous ne savions pas quel était leur sort mais rien ne pouvait nous inciter à l’optimisme.
Alata, à son retour de la commission, a semblé soulagé quand nous lui avons expliqué ce qui s’était passé :
— » Nous sommes sauvés! Dieu merci, sauvés… »
Nous le regardons, incrédules, en quête d’explications.
— » A un moment donné on opère toujours un tri parmi les détenus. En général, il faut toujours craindre pour ceux qui partent. Ce n’est, parfois, qu’un simple transfert, mais… ça peut être aussi autre chose… »
Alata les connaissait bien et, effectivement, c’était autre chose ! Nous avons fini par le savoir. La vérité s’est précisée, tragique et pénible, douloureuse et insupportable : ils avaient tous été fusillés. Combien étaient-ils au total ? Le chiffre qui m’est revenu le plus souvent, est celui de soixante-dix cadres : ministres, ambassadeurs, gouverneurs, magistrats, ingénieurs, docteurs en médecine, professeurs…
Seuls quatre ministres échapperont à cet « holocauste » :
- Diop Alassane (libéré en janvier 1980)
- Mohamed Kassory Bangoura (mort de maladie et par manque de soins le dimanche 8 décembre 1974)
- Coumbassa Saliou (libéré le 5 octobre 1980)
- l’auteur de ces lignes (libéré le 22 novembre 1980) 1.
Nul ne saura jamais combien de non-cadres ont été sacrifiés à la même occasion. Car, ce jour-là, en même temps qu’à Conakry, des opérations similaires avaient lieu à Kankan et Kindia. Et tous ces » sacrifices rituels » avaient été dirigés contre… le président Houphouët-Boigny. Les voyants avaient convaincu Sékou Touré qu’en sacrifiant autant de cadres que ce dernier avait d’années d’âge, le jour anniversaire de sa naissance, cela entraînerait irrémédiablement sa chute, d’autant plus que cet anniversaire tombait un lundi. La nuit du dimanche au lundi revêt, dans la logique des opérations occultes du régime, une importance capitale !
Notes
1. Arrêté parce qu’il avait servi d’intermédiaire pour une communication entre un détenu et sa famille, il mourra deux années plus tard, au bloc, par maladie et manque de soins.
2. Moussé : déformation de monsieur.
3. J’apprendrai plus tard que c’est à la dernière minute que Sékou Touré téléphonera l’ordre de retirer mon nom de la liste des victimes, alors qu’Ismaël insistait pour qu’on l’y maintint.