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Camp Boiro: Les manipulations de Sékou Touré pour condamner Thierno Ibrahima Dalaba, une autre illustre victime

Aujourd’hui, c’est un extrait du livre de Nadine Bari, intitulé Guinée, les cailloux de la mémoire, accessible librement, comme la quasi totalité des autres que je cite dans mes billets, sur le site du Mémorial Camp Boiro que je vous invite à partager. De cette auteure, ce blog konakryexpress a publié plusieurs articles tant j’admire le parcours de cette infatigable dame, qui a choisi la Guinée pour vivre le reste de sa vie, malgré l’expérience difficile et les douloureux souvenirs.

Voici comment le site africultures.com la présentait en 2013:

« Nadine Bari, née en Dordogne, épouse un étudiant guinéen. Tous les deux font de brillantes études de droit. En 1958, quand Sékou Touré fait voter non au référendum proposé par De Gaulle pour intégrer l’Union française, la Guinée se retrouve indépendante mais isolée. En revanche ce non soulève l’enthousiasme de tous les jeunes Guinéens. Nadine Bari et son mari Abdoulaye, rentrent en Guinée pour participer à la construction du pays. Il intègre un Ministère, elle travaille pour un organisme international. Ils ont 4 enfants. Mais peu à peu les conditions se dégradent : à la faveur des faux complots créés de toutes pièces par le régime, Sékou Touré épure à tour de bras, tantôt les intellectuels, tantôt les enseignants, tantôt une ethnie, tantôt les ennemis « infiltrés »… Se sentant menacé parce que Peul, intellectuel et marié à une Française (3 raisons d’être mal vu), Abdoulaye fait partir sa famille en France. Il décide de quitter le pays clandestinement et sera arrêté comme des milliers de personnes enfermées, torturées, disparues, tuées. Nadine Bari revient vivre en Guinée après la mort de Sékou Touré. Elle a publié 8 livres sur son pays d’adoption. Elle milite en faveur de la réconciliation des guinéens avec eux-mêmes et avec leur histoire. »

Depuis lors, elle a déjà publié un autre livre L’ACCUSÉ Sékou Touré devant le TPI dont elle parle dans cette vidéo, librement accessible ici. dans cet autre documentaire, Hier encore, je t’espérais toujourselle nous parle de son vaillant combat pour retracer les circonstances de la disparition de son mari.

Thierno Ibrahima dans l’Histoire de la Guinée

L’honneur de la victime est de ne pas être l’assassin.
Khalil Gibran 1

Parmi tous mes frères, les trois aînés m’étaient les plus proches. Le plus vieux, Mamadou Alpha, était mon préféré mais, d’une part, la différence d’âge entre nous était grande et, d’autre part, il mourut en 1969, subitement, lors d’une visite de Sékou Touré à Dalaba.

Tierno Ibrahima Dalaba (1917-1971) Source : Sadjaliou et Alhassane Bah via campboiro.org
Tierno Ibrahima Dalaba (1917-1971) Source : Sadjaliou et Alhassane Bah via campboiro.org

Comme d’habitude, on avait cueilli des fruits dans les orangers de Tinka pour presser le jus apprécié par l’illustre visiteur. Alpha, chef du village de Kaala, reçoit Sékou Touré et s’effondre pendant qu’on lui prépare le jus traditionnel avant que quiconque ait bu. On le transporte à l’hôpital où il meurt de suite, sans doute d’une crise cardiaque.

Comme à son habitude, Sékou tira avantage de cet événement fortuit. En 1971, lorsque la vague des arrestations déferla sur notre famille, le majordome Mamadou Toro Diallo fut méchamment interrogé et « avoua » que, dans le jus de fruit préparé ce jour-là, il avait mis des écorces de téli 2 destinées à empoisonner le président. Seul Alpha aurait bu de cette préparation et en serait mort. Ce fut du moins la version officielle, la vérité de Sékou.

Mon père pressentit très tôt le deuxième de mes frères, Thierno Ibrahima, comme son héritier, le préférant à son premier-né. Il l’inscrit à l’école des fils de chefs, qui forme à Conakry les cadres administratifs de la colonisation. Thierno Ibrahima en sort commis des services administratifs et est affecté à Forécariah, en tant que commis expéditionnaire, c’est le terme officiel à l’époque.

Tierno Ibrahima au Camp Boiro . Source campboiro.org
Tierno Ibrahima au Camp Boiro . Source campboiro.org

 Mais le Vieux ne veut pas que son fils fasse carrière dans l’administration coloniale. Il l’oblige à démissionner et le rappelle à Dalaba où il le nomme chef de village. Dès sa sortie de l’école, il l’avait marié à la fille du chef de Kankalabé. En 1946, il le fait élire conseiller territorial dans la première assemblée territoriale de l’AOF, dont il deviendra le vice-président.

Thierno Ibrahima acquiert dès lors une envergure politique et a un certain rayonnement sur le territoire. En 1949, le gouverneur de la Guinée française, Roland Pré, qui cherche à rallier les chefs peuls, s’entremet pour faciliter le mariage de Thierno avec la fille aînée de l’Almamy 3 de Mamou, la belle Hadiatou. Le gouverneur est le parrain de ce mariage d’intérêts.

En 1954 meurt Yacine Diallo, premier député de la Guinée à l’Assemblée nationale française. Il faut lui trouver un remplaçant.
Les chefs peuls proposent mon frère Ibrahima, qui décline l’offre. Ils le mandatent alors pour aller trouver Barry III, encore étudiant à Montpellier, et le convaincre d’accepter l’investiture pour la députation. Barry III y consent et revient au Fouta où il est reçu en grande pompe. Mais suite à la rivalité des deux almamys de Mamou (Alfaya) et de Dabola (Soriya), et à la tentative de réconciliation en 1954, les chefs peuls décident finalement de l’investiture de Barry Diawadou, fils de l’almamy de Dabola. Que faire alors de Barry III, rappelé de France ?

L’almamy de Mamou le convoque et lui présente les excuses du Fouta qui a décidé de choisir son aîné pour la députation et de le laisser, lui, sur la liste d’attente. Barry III le prend mal mais se résigne. Il ne continue pas ses études mais reste à Conakry où il ouvre un cabinet d’avocat, adhère à la SFIO et se lance dans l’arène politique.

En 1956, la loi-cadre donne l’autonomie partielle au territoire de la Guinée française. Le jeune et bouillant Sékou Touré est le vice-président du gouvernement du territoire. Il est surtout le président de la section guinéenne du RDA (Rassemblement démocratique africain), le parti progressiste d’Afrique de l’Ouest.

Au gouvernement territorial, Sékou Touré introduit une loi propre à supprimer la chefferie et, sur son instigation, on convoque les commandants de cercle français pour recueillir leur avis sur ce projet. Surprise : ils sont tous unanimes pour abolir la féodalité. Il s’agit cependant d’une tactique de la France coloniale : une telle décision, pensent les colons, entraînera probablement une réaction des chefs concernés, que la France alors soutiendra. Toujours la vieille recette du diviser pour régner !
Malheureusement pour la Guinée, la division existe déjà dans le clan des chefs : l’almamy de Mamou et mon frère Thierno Ibrahima, alors secrétaire général de l’association des chefs du Fouta, sont acquis à la cause du RDA progressiste.

Seule une minorité de chefs veut réagir : l’almamy Aguibou de DabolaKoly Kourouma de Nzérékoré et Alpha Mamadou Oury Sow, chef du canton de Sannou dans le Labé.

Alfa M. Oury Sow, chef du Canton de Sannou. Source campboiro.org
Alfa M. Oury Sow, chef du Canton de Sannou. Source campboiro.org

Les deux premiers veulent constituer une délégation pour aller protester à Paris. Ils cherchent à rallier leurs homologues, mais aucun ne réagit. A Conakry, en route pour Paris, ils comprennent que leur cause est perdue. Renonçant au voyage de Paris, ils rentrent dans leurs fiefs respectifs.

En 1958, la Guinée conquiert son indépendance sous la houlette de Sékou Touré. Mon frère Ibrahima, élu deux ans plus tôt député indépendant de Dalaba, rejoint officiellement le RDA, parti phare de l’indépendance. Sékou le nomme gouverneur de Télimélé, où il exerce ses fonctions à la satisfaction générale. Il réalise de nombreuses infrastructures. Le Parti et ses militants le citent en exemple car sa région est l’une des mieux organisées du pays et applique bien les mots d’ordre du Parti.

En 1966, il est nommé gouverneur de Macenta, en Guinée forestière. C’est le point de départ de ses ennuis avec le pouvoir car, dans les gouvernorats, les budgets sont au service du pouvoir central : pour les réceptions, par exemple, et pour les nombreux sacrifices ordonnés par Conakry et ses marabouts, il faut puiser dans les caisses de la région. Or, le précédent gouverneur de Macenta, Émile Condé, a quasiment vidé les coffres pour recevoir en grande pompe le président ivoirien, Houphouët-Boigny. Thierno Ibrahima trouve la caisse vide et le signale au pouvoir central.

Le nouveau gouverneur ouvre aussi le marché aux frontières du Liberia : c’est une nouveauté car, à l’époque, toutes les frontières du pays sont verrouillées. Cette liberté du commerce favorise l’essor de la région de Macenta. Thierno Ibrahima y gagne en popularité. Très pieux, il est aimé et respecté et a, en outre, la bénédiction de la belle-mère de Sékou Touré, qui habite Macenta. Cependant, au mois de septembre 1968, Sékou organise à huis clos, dans son palais présidentiel, une réunion administrative de tous les gouverneurs et secrétaires fédéraux de région. Il critique vertement tous ceux qui trafiquent aux frontières alors qu’il faudrait partout dresser des barrages pour protéger le pays et pour que rien ne passe … Mon frère demande la parole. Sékou la lui refuse :
— Je ne te donne pas la parole car, partout où tu es allé, tu as favorisé le trafic !

La réunion terminée, chaque gouverneur doit s’en retourner boucler sa région par différents barrages de miliciens.

Cependant, dans tout le pays, l’atmosphère est à la grogne, à la révolte même : Sékou prend peur. Il convoque à Conakry, au Palais du Peuple, un Conseil national de la Révolution. Mais les gouverneurs se sont concertés : ils ont l’intention de lui tenir tête et de lui infliger un démenti public. Sékou l’apprend par ses services de renseignements. Il ouvre la réunion, qui devait être une conférence-débat, et parle longuement pour se justifier : il est là avant tout pour défendre le peuple de Guinée contre les gouverneurs, à qui il refuse la parole. La conférence est close.
Sékou seul a parlé.

A Macenta, Thierno Ibrahima est confronté à un autre problème. Deux hommes ont trouvé un gros diamant de 600 carats. Le premier le place dans une case à laquelle il met le feu et prétend avoir perdu le diamant. Le second alerte les autorités. Le gouverneur retrouve la pierre, s’en empare et la porte à Conakry. Sékou félicite publiquement le gouverneur : alors que tous cherchent à détourner les deniers publics, en voilà un qui a l’honnêteté de saisir le pouvoir central. Il constitue une délégation, dont mon frère fait partie, pour aller négocier le diamant au Nigeria. Une partie du produit de la vente est censée être affectée à la région de Macenta pour renflouer ses caisses, mais rien ne prouve que l’argent y est arrivé. Sékou Touré envoie sur place une inspection financière, qui confirme l’existence du trou dans le budget.

Le chef du Service financier et le trésorier de la région sont arrêtés et envoyés pour interrogatoire à Nzérékoré. Mon frère est cité comme témoin à charge. L’instruction se poursuit à Nzérékoré, cependant qu’il est nommé gouverneur de Kindia. Les inculpés sont transférés à Conakry pour y être jugés, en compagnie du témoin à charge. Sékou convoque le substitut du procureur, Hassimiou Baldé, et le juge Ibrahima Fofana : il leur intime l’ordre de fouiller le dossier pour y trouver un motif de condamner le gouverneur de Macenta. En vain, rapportera Hassimiou.

Le jour du procès, on donne la parole à mon frère, qui fait la critique des méthodes de gestion du régime et stigmatise l’habitude de Conakry d’amener à puiser dans les caisses de l’État pour financer les sacrifices quotidiennement ordonnés au profit du pouvoir central, sans qu’aucune subvention vienne compenser les pertes subies par les budgets régionaux. La salle applaudit à tout rompre. Thierno Ibrahima est innocenté. Les deux accusés sont condamnés à des peines d’emprisonnement.

A Kindia, là encore, mon frère trouve la caisse vide. Il le signale publiquement au cours d’un Conseil national de la Révolution à Labé. Son prédécesseur, Moussa Sanguiana, et lui s’invectivent dans la salle. Sékou Touré jubile et, à l’issue de la conférence, dit à l’ancien gouverneur de Kindia :

— Méfie-toi ! Thierno Ibrahima est allé chez sa mère 4 !
— Je n’ai pas peur, lui répond Sanguiana, je suis un féticheur, moi.

Notes
1.. Extrait de Le Sable et l’écume, op. cit.
2. Erythrophleum guineense.
3. Titre attribué au Chef suprême de l’État théocratique fédéral du Fouta-Djallon, équivalant à Commandeur des Croyants.
4. Les mères africaines sont réputées protéger leurs enfants par le recours à des pratiques occultes.

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konakryexpress

Je revendique le titre de premier clandestin à entrer en Italie, le jour où la mort de Che Guevara a été annoncée. Mais comme ce serait long de tout décrire, je vous invite à lire cette interview accordée à un blogger et militant pour les droits humains qui retrace mon parcours dans la vie: https://fr.globalvoices.org/2013/05/20/146487/

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4 commentaires

  1. Dieu merci, ce sanguinaire, dictateur sekou est parti. plus jamais ca en guinee, que dieu benisse la Guinee. Amen.thanks depuis Washington, DC

  2. Un peu d’honnêteté intellectuelle svp! Vous avez dit complots imaginaires? Lisez les mémoires de Focard, Messmer; La piscine, la politique occulte de la France en Afrique, etc… Et la liste n’est pas exhaustive.
    Vous vous livrez à du pur révisionnisme. Et ce manichéisme est désolant de la part de quelqu’un qui se prétend intellectuel.
    Ceci dit, étant bon musulman, je salue la mémoire de tous les morts sans oublier ceux du 22 novembre 1970, et du 5 juillet 1985. Amin.
    Ce qu’il faut à la Guinee, c’est la paix des braves, parce que sur cette terre, nul ne détient la vérité absolue.

    1. C’est votre vision M. Diakité. Sans relever votre insolence et incapacité de vous départir de votre vision de la Guinée uniquement tribale, sachez que les billets qui sont publiés sur ce blog sont pour la plupart extraits des livres des victimes de la dictature du monstre Sékou Touré.

      Il n’y a que ceux qui ne veulent pas voir la vérité et qui continuent de croire aux mensonges qui souillent notre histoire qui cachent les responsabilités de ce personnage dans la déchéance de notre pays. Autrement, voici comment l’unique hebdomadaire de Guinée, Horoya, organe du PDG, décrit cette journée du 3 avril 1984, à la suite de la prise du pouvoir par l’armée, l’ouverture du Camp Boiro:

      « Pendant plus de deux décennies, le peuple de Guinée, labouré dans sa chair et son âme par des mains sanglantes, a connu le plus grand calvaire de son existence. Dans l’éclipse totale, il a marché en égrenant le chapelet de la faim, de la soif et de l’ignorance. Dépersonnalisé par une politique de chasse à l’homme, une politique d’individus tarés, avides de pouvoir personnel. Le peuple guinéen n’avait jamais goûté à un seul instant de bonheur… « .

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