Le complot dit de la « cinquième colonne » et ses conséquences
1971 résonne encore comme l’une des années les plus sombres du régime de Sékou Touré
Cet article est extrait du livre « Guinée : une histoire des violences politiques », un projet initié sur financement de l’Union européenne et exécuté par RFI, FIDH, OGDH, et des universitaires, à l’occasion des 60 ans de l’indépendance guinéenne (2 octobre 1958). |
Après l’agression des Portugais le 22 novembre 1970, une chasse aux « traîtres » est lancée en Guinée pour traquer les complices de l’attaque. Le pouvoir met en scène des exécutions publiques. Une ambiance de dénonciation et de psychose s’installe. 1971 résonne encore comme l’une des années les plus sombres du régime de Sékou Touré. Suite de notre série en cinq épisodes sur l’opération Mar Verde et la Grande Purge qu’elle a provoquée.
Sur les hauteurs de la préfecture de Mali, au nord de la Guinée, le kouratier transformé en échafaud cinquante-sept ans plus tôt a disparu. Au centre de la place demeurent la souche de l’arbre et le traumatisme. « Nous avions vraiment pitié de voir des êtres humains flottants, suspendus à une branche », raconte un ancien de la localité[1].
Début 1971, pourtant, la version est bien différente dans la presse. « Les pendaisons se sont déroulées dans une atmosphère de carnaval », annonce gaillardement le speaker de Radio Conakry[2]. Trois semaines avant ce 25 janvier meurtrier, Sékou Touré donne le ton lors de ses vœux à la nation : « L’année 1971 doit être le départ de la violence révolutionnaire appuyant une offensive systématique et généralisée contre la mainmise impérialiste, contre ses privilèges illégitimes et ses intérêts égoïstes, en même temps que devront être dénoncés, sinon anéantis par tous les moyens appropriés, les Africains traîtres à la Patrie africaine[3]. »
Si la violence verbale des éditoriaux ne laisse guère de doute sur la sévérité des verdicts rendus, le procès populaire s’ouvre le 18 janvier 1971. Dans chaque service administratif, quartier ou PRL, pouvoir révolutionnaire local (le nom « révolutionnaire » donné aux instances locales sous Sékou Touré), chaque citoyen est appelé à se prononcer. « Des documents ont été envoyés partout concernant la condamnation des responsables de l’agression des Portugais. Nous devions nous prononcer seulement sur les peines. Les coupables : peine capitale ? Oui ou non. Les complices : peine capitale ? Les douteux : travaux forcés à perpétuité ? Mais qui est responsable ? Comment l’enquête a abouti à ces conclusions ? Rien n’a été dit. Et gare à celui qui dans la salle se lève pour s’opposer ! », témoigne Amara Camara, un ancien fonctionnaire de la météo[4]. Il précise : « Le jour de la réunion, un certain M. Diallo s’est exclamé : “Je suis musulman, je ne peux pas demander la mort de quelqu’un”. Tout de suite, le syndicat voulait l’emmener en prison, au camp Boiro. Nous avons négocié pendant trois heures. Finalement, ils l’ont laissé ». Le 24 janvier, la sentence tombe à l’Assemblée nationale érigée en Tribunal populaire révolutionnaire suprême – après la diffusion des aveux des coupables probablement enregistrés dans la geôle politique du camp Boiro.
Au petit matin, Barry III, secrétaire général du gouvernement, Moriba Magassouba, ministre délégué au Fouta, Keira Kara, commissaire de police et Baldet Ousmane, secrétaire d’État aux Finances sont pendus dans la capitale sous le pont du 8 novembre, à Conakry. Plus tard dans la journée, toute la ville est invitée à se rendre sur les lieux.Les curieux s’approchent, les professeurs escortent les écoliers. Agée de 7 ans, la fille de Baldet Ousmane est dans les rangs. « J’ai tout de suite reconnu mon père. Il avait le même complet que le jour de son arrestation, deux mois auparavant », se souvient-elle. Ce jour-là, ses enseignants lui interdisent de pleurer.
Au même moment à plusieurs centaines de kilomètres, à Labé, la capitale du Fouta Djalon, une femme fond en larmes devant un autre « spectacle macabre ». Aussitôt interpellée par des miliciens de la Révolution, elle explique qu’un de ses parents est décédé. « Elle n’a pas osé dire qu’elle pleurait parce que des Guinéens avaient pendu d’autres Guinéens », rapporte Sékou Cissoko, témoin des événements[5]. Aujourd’hui, les cordes et les deux acacias où ont pendu les « mercenaires » de Labé ont été remplacés par des cages de football et des vestiaires. Mais à l’époque explique-t-il, « Le stade était plein. Les habitants devaient chanter ou danser. C’était les mercenaires, donc les ennemis de la Guinée. Leur mort devait faire rire et non pleurer ». Mais ces pendaisons lui laissent encore des sentiments mêlés d’impuissance et d’horreur, des traces « incurables ».
Après le procès et le jugement des coupables, le flux des arrestations s’accélère. À tel point que la présidence rappelle à l’ordre les gouverneurs de régions. Dans une circulaire de février 1971[6], dénichée dans un dossier poussiéreux des archives de Labé, Ahmed Sékou Touré s’offusque des nombreuses détentions « pour des motifs divers sans que les autorités de tutelle en soient informées ». S’inquiétant de la « cohérence » de son administration, il « demande avec insistance de rendre compte au Président ainsi qu’au secrétaire d’État à l’Intérieur et à la Sécurité, par message chiffré de toutes les arrestations ordonnées par vous. » Avant de conclure : « j’insiste pour qu’il n’y ait pas d’abus et que vous continuiez à défendre la Révolution envers et contre tout. Il ne s’agit pas de limiter votre compétence mais de rétablir l’ordre hiérarchique. »
Encore une fois dans la presse, le discours diffère. On y encourage la dénonciation et la délation. Le journal officiel Horoya reprend un discours de Sékou Touré en juin 1971 : « Continuez, recherchez, fouillez partout où besoin sera. Ne laissez aucun complice. Nous vous faisons entière confiance. Allez jusqu’au bout, allez en profondeur, […] c’est la radicalisation de la Révolution, c’est notre victoire.[7] » L’objectif est clair : démasquer les complices intérieurs organisés en réseaux en liaison avec les puissances étrangères.
Après le procès et le jugement des coupables, le flux des arrestations s’accélère. À tel point que la présidence rappelle à l’ordre les gouverneurs de régions. Dans une circulaire de février 1971[6], dénichée dans un dossier poussiéreux des archives de Labé, Ahmed Sékou Touré s’offusque des nombreuses détentions « pour des motifs divers sans que les autorités de tutelle en soient informées ». S’inquiétant de la « cohérence » de son administration, il « demande avec insistance de rendre compte au Président ainsi qu’au secrétaire d’État à l’Intérieur et à la Sécurité, par message chiffré de toutes les arrestations ordonnées par vous. » Avant de conclure : « j’insiste pour qu’il n’y ait pas d’abus et que vous continuiez à défendre la Révolution envers et contre tout. Il ne s’agit pas de limiter votre compétence mais de rétablir l’ordre hiérarchique. »