Einstein: "Les seuls remèdes [au racisme] sont l’information et l’éducation"
Au moment où les assassinats de noirs américains de la part d’agents de sécurité supposés les protéger et des policiers tombent sous les coups de militants noirs, il est intéressant de lire l’action dans le domaine des droits civiques d’un des plus grands scientifiques que la terre ait connus, Albert Einstein. Cette personnalité hors norme a soutenu la cause des afro-américains avant même son départ de l’Allemagne. Depuis Berlin, en 1931, il encourageait W.E.B. Du Bois, l’un des fondateurs de la NAACP (Association nationale pour l’émancipation des gens de couleur). Dès son arrivée aux USA, il rejoint les militants de cette association et participe à leurs luttes.
Voici un extrait dont on peut lire la totalité du texte sur le site investigaction.net. Fred Jerome et Rodger Taylor sont les auteurs de ce très instructif billet.
Début de l’extrait:
Son franc-parler à propos des droits civiques comprenait une interview pratiquement inconnue, datant de 1948, par le Cheyney Record, le journal estudiantin d’un petit (à l’époque) collège (Cheyney State) en Pennsylvanie : « Malheureusement, les préjugés raciaux sont devenus une tradition américaine qui se transmet sans discernement d’une génération à la suivante », déclara Einstein. Qu’il ait déclaré cela au cours d’une interview n’est guère surprenant au vu de sa précédente visite à l’université de Lincoln et à son ouverture d’esprit quand il s’agissait de parler et d’écrire à des jeunes. Plus surprenante, toutefois, il y a la déclaration d’Einstein, dans la même interview : « Les seuls remèdes [au racisme] sont l’information et l’éducation. C’est un processus lent et douloureux auquel devraient pendre part toutes les personnes bien-pensantes. »
Peu après l’interview de Cheyney, Einstein poursuivit la mise en place de son réseau organisationnel en adressant un message à la « Southwide Conference on Discrimination in Higher Education » (Conférence du Sud sur la discrimination dans l’éducation supérieure), qui se tint à l’université d’Atlanta, en 1950 et qui était sponsorisée par le Southern Conference Educational Fund (Fonds d’éducation de la Conférence du Sud – SCEF). Vu la « peur du rouge », les commissions d’enquête du Congrès, telle la HUAC, avaient traqué les communistes dans la quasi-totalité des groupes sudistes qui réclamaient l’intégration et, ce faisant, avaient liquidé bon nombre de ces groupes. La Highlander Folk School, où Rosa Parks participa à des discussions interraciales durant l’été qui précéda sa fameuse arrestation pour avoir refusé de prendre place à l’arrière d’un bus de Montgomery, en Alabama, était l’une des rares organisations qui parvint à survivre. Une autre fut le SCEF déjà cité.
Quatre ans avant l’affaire Brown contre le Board of Education, le SCEF finança une exceptionnelle conférence intégrée dans le Sud (une fois de plus, dans une université noire) afin de s’opposer au racisme dans les universités du Sud.[5] Dans sa lettre de salutations au groupe, Einstein écrivait :
« Si un individu commet une injustice, il est harcelé par sa conscience. Mais personne n’est à même de se sentir responsable des méfaits d’une communauté, en particulier si ces méfaits s’appuient sur de vieilles traditions. Tel est le cas de la discrimination. Toute personne d’esprit sain vous sera reconnaissante de vous être unis pour combattre ce mal qui porte si gravement atteinte à la dignité et à la renommée de notre pays. Ce n’est qu’en diffusant l’éducation parmi tous nos citoyens sans exception que nous pourrons nous rapprocher des idéaux de la démocratie.
Votre combat n’est pas facile mais, à la fin, vous réussirez. »
Peut-être l’action la plus efficace d’Einstein sur le plan des droits civiques fut-elle un témoignage qu’en fait, il ne fit pas. Au début de l’année 1951, le gouvernement fédéral inculpa W.E.B. Du Bois, alors secrétaire du Peace Information Center (Centre d’information pour la paix – PIC), et quatre autres responsables du groupe pour ne s’être pas fait enregistrer en tant qu’« agents de l’étranger ». La principale accusation du gouvernement concernait le fait que le PIC – décrit par l’historien Robin D.G. Kelley comme un groupe « antinucléaire contre la guerre froide » – avait commis l’« acte manifeste » de faire circuler la Pétition de Stockholm en faveur de la paix, laquelle pétition déclarait :
« Nous exigeons la mise hors-la-loi des armes nucléaires en tant qu’instruments d’intimidation et de destruction massive des humains.
Nous exigeons un contrôle international strict afin de faire appliquer cette mesure.
Nous estimons que tout gouvernement qui utilisera le premier les armes nucléaires contre quelque pays que ce soit commettra un crime contre l’humanité et devrait de ce fait être traité comme un criminel de guerre.
Nous appelons tous les hommes et femmes de bonne volonté du monde entier à signer cet appel. »
Plusieurs millions de personnes signèrent cette pétition mondiale pour la paix lancée en 1950 par le Conseil mondial pour la paix, basé à Stockholm et pro-soviétique. La HUAC la dénonça comme étant « le plus vaste fait de guerre psychologique jamais organisé sur le plan mondial (…) un écran de fumée en vue d’une agression [communiste] ». Si une seule image est nécessaire pour se faire une simple idée du maccarthysme en Amérique, ce peut être celle de W.E.B. Du Bois comparaissant devant un juge de tribunal fédéral – le savant noir de renommée mondiale, âgé de 83 ans, avec sa barbiche, de courte taille mais se tenant bien droit, portant un complet rayé et des menottes. A l’instar de Robeson, Du Bois avait refusé de coopérer avec la politique antisoviétique et anticommuniste de Washington, il avait refusé de coopérer avec les commissions d’enquête du Congrès, il s’était vu retirer son passeport et avait été exclu de la NAACP.
Peu après cette inculpation fédérale, Einstein envoya à Du Bois un exemplaire de l’ouvrage qu’il venait de publier, Out of My Later Years (Mes années récentes) – cela faisait presque exactement vingt ans qu’Einstein avait entendu parler pour la première fois de Du Bois et rédigé sa déclaration pour The Crisis. En avril, Du Bois répondit et inclut à sa lettre l’information concernant son prochain procès : « Madame Du Bois et moi-même avons reçu avec une profonde reconnaissance votre ouvrage dédicacé et nous le lirons avec plaisir et profit. Je me permets de joindre à la présente une déclaration sur une affaire susceptible de vous intéresser. »
Einstein se proposa aussitôt pour comparaître en tant que témoin de la défense dans le procès fédéral contre Du Bois. Afin de conférer à la comparution en justice d’Einstein le plus d’impact possible, l’avocat de la défense, Vito Marcantonio,[6] retint jusqu’au dernier moment cette information. Dans un exceptionnel compte rendu de première main, Shirley Graham Du Bois décrit la réponse du juge :
« Le Ministère public a suspendu l’affaire durant la matinée du 20 novembre (…). Marcantonio (…) déclara au juge qu’un seul témoin de la défense serait présenté, le Dr Du Bois. [Mais] Marcantonio ajouta incidemment à l’adresse du juge : ‘Le Dr Albert Einstein a proposé de comparaître en tant que témoin de moralité en faveur du Dr Du Bois.’ Le juge [Matthew F.] McGuire fixa Marcantonio d’un regard appuyé et leva ensuite la séance pour le déjeuner. Quand la séance reprit, je juge McGuire (…) approuva la motion en faveur de l’acquittement.
Confronté à la perspective d’une publicité internationale qui aurait résulté du témoignage d’Einstein, le juge classa l’affaire par manque de preuve avant que la défense n’ait eu l’occasion de présenter ses témoins. Neuf jours plus tard, Du Bois écrivait à nouveau à Einstein :
‘Mon cher Dr Einstein,
Je vous écris pour vous exprimer ma profonde reconnaissance pour votre offre généreuse de faire tout ce que vous pouviez dans l’affaire montée contre moi par le département de la Justice.
Je suis très heureux de voir que, finalement, il ne fut pas nécessaire de vous faire venir et de déranger vos importants travaux et vos précieux temps libres, mais je tiens néanmoins à vous remercier tout autant de votre attitude généreuse à ce propos. .
Madame Du Bois se joint à moi pour vous exprimer sa profonde gratitude.
A vous, très sincèrement,
W.E.B. Du Bois’ »
Einstein ne prit pratiquement jamais la parole dans les universités durant les vingt dernières années de sa vie. Sa santé de plus en plus fragile lui rendait les voyages pénibles mais il y considérait surtout comme « ostentatoires » la pompe et le cérémonial de la remise des diplômes. Certains peuvent trouver remarquable qu’Einstein ait choisi de rompre sa ligne de conduite et non-apparition dans les universités en se rendant, non pas chez un producteur de diplômes prestigieux de l’Ivy League [l’ensemble des huit universités les plus prestigieuses du Nord des Etats-Unis, NdT],[7] mais dans une université traditionnellement noire. (Reconnue en 1854, Lincoln fut « la première institution au monde à délivrer à la jeunesse masculine d’origine africaine une éducation de niveau supérieur dans les arts et les sciences ».) Mais, pour Einstein, le voyage de 100 km de Princeton à Lincoln ne fut pas un choix dû au hasard. Sa visite eut lieu « pour une cause valable », dit-il au rassemblement des étudiants et des facultés. « La séparation des races [la ségrégation] », déclara-t-il, « n’est pas une maladie des gens de couleur, mais une maladie des blancs », ajoutant : « Je n’ai pas l’intention de me taire à ce sujet. »