Introduction : Itinéraires d’une mémoire meurtrie. Partie 1
Certains creusaient leur propre tombe à la lueur d’une torche avant qu’on ne les exécute. D’autres arrivaient déjà morts.
Soixante ans après l’indépendance, un silence étouffant entoure encore le traumatisme que constitua pour la Guinée la Première République d’Ahmed Sékou Touré. Cette histoire complexe et douloureuse a été peu écrite, encore moins jugée, et se transmet difficilement d’une génération à l’autre, laissant la jeunesse guinéenne dans la confusion et ouvrant la voie à de nouveaux cycles de violence.
« En Guinée, on ne respecte rien, même pas les morts », fulmine le député Fodé Maréga, en franchissant le portail rouillé d’un cimetière à Nongo, dans la banlieue de Conakry. Une petite allée sépare le lieu en deux. À gauche, une épitaphe datant de 2012, quelques amas de terre fraîche bordés de pierres, des tombes visiblement récentes. À droite, une vaste friche envahie d’herbes hautes, et au fond quelques rangs de maïs cultivés par des habitants du quartier. Difficile d’imaginer qu’ici, dans les années 70, ont été enterrées des dizaines – peut-être des centaines – de victimes du régime de Sékou Touré. Et que ce lieu, devenu au fil des années un cimetière sauvage serait, selon des témoignages d’ex-militaires et des habitants du quartier, l’un des premiers charniers datant de cette époque formellement identifié. « Les prisonniers arrivaient nuitamment », raconte Fodé Maréga, ex-président de l’Association des Victimes du Camp Boiro (L’AVCB), du nom de la prison politique la plus emblématique de l’époque, où furent emprisonnés, torturés et tués de nombreux Guinéens. « Certains creusaient leur propre tombe à la lueur d’une torche avant qu’on ne les exécute. D’autres arrivaient déjà morts. Nous avons essayé de protéger ce lieu, d’en faire un lieu de mémoire pour que les Guinéens viennent s’y recueillir et comprendre que le régime de Sékou Touré était une tyrannie. Mais aujourd’hui tout le monde y met ses morts sans distinction, parce qu’à Conakry l’espace manque », se désole le député.
Parmi les cadavres toujours ensevelis ici, figurerait pourtant celui du plus célèbre d’entre eux, Diallo Telli, diplomate, ex-Secrétaire général de l’OUA, l’ancêtre de l’Union africaine. Il faisait la fierté de la Guinée avant d’être accusé de « comploter » contre Sékou Touré et de mourir en 1976 dans l’une de ses geôles, des suites de la diète noire, cette méthode de torture qui consistait en une privation totale de boisson et de nourriture. « Le chef du quartier nous a raconté avoir aperçu Sékou Touré revenir ici un jour en pleine nuit pour déterrer son corps [celui de Diallo Telly], et s’assurer qu’il s’agissait bien de lui
avant de repartir », se souvient Fodé Maréga. C’est grâce à ce témoignage et à d’autres qu’en 1991, l’AVCB et la fondation Diallo Telli, créée par sa veuve, ont obtenu qu’un mur de ciment aujourd’hui noirci soit construit tout autour pour clôturer le lieu, et le sauver in extremis alors que le gouvernement de Lansana Conté s’apprêtait à le vendre à un promoteur immobilier.
À l’époque, l’association espérait que les corps seraient identifiés, rendus à leurs familles et reconnus dans leur statut de victimes. Finalement, le lieu sera abandonné. Les anciens du quartier ont péri, avec eux la mémoire des drames qui se jouèrent ici. Les jeunes filles qui passent devant sur le chemin de l’école ce matin-là, n’y jettent pas un regard. Fodé Maréga, lui, n’y met pratiquement plus les pieds. Et devant ce spectacle, il oscille entre lassitude et colère, lui dont le père fut exécuté à Kindia en 1971 et qui a décidé de quitter sa vie paisible de médecin en France pour rentrer en Guinée parce que dit-il « je ne voulais pas que cela finisse comme cela. Sans mémoire ». Aujourd’hui, il accuse les dirigeants successifs du pays d’avoir sciemment organisé une « amnésie » sur les crimes du passé. Y compris l’actuel président, Alpha Condé, pourtant lui aussi victime du président Sékou Touré, en 1970, lorsque, enseignant en France, il se voit condamné à mort par contumace et contraint à rester en exil pendant plus de vingt ans.
« Construire une mémoire collective en Guinée est quelque chose de très difficile, parce que notre pays vit sur un mythe, celui du « Non » au Général de Gaulle. Nous avons eu notre indépendance grâce à Sékou Touré, donc les gens ne comprennent pas que l’on puisse dire que notre premier président s’est comporté comme un malotru, comme un tyran, comme un sanguinaire, s’emporte Fodé Maréga. Mais nous, on ne comprend pas qu’Alpha Condé, après avoir été un renégat de ce régime, se comporte comme s’il avait besoin de son onction. Il avait un devoir de mémoire vis-à-vis de tous ceux qui sont morts. Il est inconcevable qu’il ne puisse pas au moins nous donner la vérité sur ce qui s’est passé. »
Représentation du camp Boiro après la mort d’Ahmed Sékou Touré en 1984. | KHP
Si la mémoire de ses victimes semble avoir été effacée, le mausolée d’Ahmed Sékou Touré occupe lui une place de choix dans l’enceinte de la Grande Mosquée de Conakry. C’est là, sous une dalle de marbre que repose l’ex-président aux côtés de Samory Touré et d’Alpha Yaya Diallo, héros de la lutte contre la « pénétration coloniale » dont les bustes bordent l’allée. En 2017, sous l’impulsion d’Alpha Condé, le lieu a été rénové. Nabi Bangoura, qui supervise l’entretien du site pour l’ONG ODESIPEG, ne manque rarement une occasion de rappeler au visiteur quel « martyr héroïque » fut Sékou Touré. Un homme « sévère » mais « juste », dit-il, qui a donné sa vie pour la « liberté du pays ». Il cite par cœur les célèbres mots lancés en 1958 par Ahmed Sékou Touré au général de Gaulle et qui ouvrent la voie à l’indépendance : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage. »
Pour ce quinquagénaire, les allégations de « torture » sous la première République ne sont que des « bobards », et les victimes, soit des « menteurs » soit « des malfaiteurs qui ont violé la loi ». Quant au camp Boiro ? Nabi Bangoura était « trop jeune », dit-il pour savoir ce qui s’est produit, mais c’est « du passé ». Un discours qu’il n’est pas rare d’entendre à Conakry.
Mémoire héroïque célébrée d’un côté, mémoire victimaire effacée de l’autre. Le camp Boiro, lui, qui se dresse à quelques pas de là, a changé de nom, rebaptisé camp Camayenne par les autorités, et entièrement rénové durant la transition militaire de 2009-2010, officiellement dans le cadre d’une réforme de l’armée. Cette rénovation emporta avec elle l’histoire du lieu le plus emblématique de la violence du régime de Sékou Touré, y compris les impacts de balles qui criblaient les murs du camp depuis l’agression du 22 novembre 1970[1].
Tout juste l’AVCB, a-t-elle pu obtenir que dans la partie carcérale située à l’extrémité sud-est du camp, soit reconstruite une réplique d’un bâtiment baptisé « tête de mort». Quatre murs sans toit où étaient livrés à la pluie, au soleil et au vent les prisonniers considérés comme les plus «dangereux». Ont disparu, au passage, les traces laissées sur ces murs par des prisonniers qui gravaient ou apposaient des inscriptions au moyen de leur sang ou de leurs excréments. Le lieu n’est accessible que sur demande aux membres de l’association. Et peu à peu l’espace est grignoté. À l’extérieur, sous un hangar, des femmes ont désormais installé une cuisine pour les militaires. Récemment des toilettes ont même été construites. Mais toujours rien qui rappelle l’histoire tragique du lieu. Le 25 janvier 2015, la première pierre de ce qui – espèrent les associations de victimes – deviendra un jour un mémorial dédié, a été posée, en présence des ambassadeurs de France et des États-Unis et du Ministre des Droits de l’homme. Un moment fort qui venait couronner des années de lutte contre l’oubli. Trois jours plus tard, la pierre a mystérieusement disparu.
___________
[1] PAUTHIER Céline, « L’héritage controversé de Sékou Touré, « héros » de l’indépendance » in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 118, no. 2, 2013, pp. 31-44.