Aucun manuel scolaire ne retrace avec précision le déroulé des faits durant la Première République
Abbas Bah au Colonel Lansana Conté, avant sa promotion: "Mon colonel, je ne pense pas qu’on puisse tourner la page d’un livre que l’on n’a pas lu"
Le texte qui suit est la deuxième partie del’introduction de Florence Morice à une série que Radio France Internationale a consacré au douloureux passé de la Guinée. La première partie a été publiée le 29 juin 2023, Abbas Bah, 74 ans, qui avait lui-même passé sept longues années dans ce camp, s’en est aperçu le premier [Il est mort en mars 2021]. « C’est comme si l’on voulait m’amputer de l’essentiel de ma vie. On m’a mis en détention dans le secret. Je ne voudrais pas que le reste de ma vie se passe aussi dans le secret, résume-t-il. Il y a tellement de gens qui ne veulent pas que cette histoire se sache. Mais tant que les corps de toutes les victimes n’auront pas été rendus à leurs proches et que cette histoire n’aura pas été racontée, cinquante mille âmes continueront à hanter la mémoire de la Guinée », soit autant que le nombre estimé de victimes selon l‘AVCB, en l’absence de bilan officie.
« Un jour, se souvient Abbas Bah, Lansana Conté (qui prit le pouvoir à la faveur d’un coup d’État après la mort de Sékou Touré, ndlr) nous a fait recevoir à la Présidence par le colonel Kandé. Nous sommes arrivés, et il nous a dit : « Moi, j’aime la géographie, mais je n’aime pas l’histoire. Il a dit qu’il avait visité des camps nazis en Europe et que pour lui, conserver ces lieux, c’était retourner le couteau dans la plaie. J’ai répondu : « Mon colonel, je ne pense pas qu’on puisse tourner la page d’un livre que l’on n’a pas lu. » Cela fait partie de l’histoire de la Guinée. On ne peut pas cacher ça. Sinon l’histoire ne cessera pas de se répéter. Mon plus grand bonheur, explique Abbas Bah ce jour-là dans un sourire rêveur, serait que tout cela soit raconté dans les livres d’histoire. Je considère que je dois ça aux compagnons qui étaient ici avec moi, mais qui n’ont pas pu en sortir vivants. »
Mais en Guinée, l’effacement du camp Boiro n’est pas seulement physique. Aucun manuel scolaire ne retrace avec précision le déroulé des faits durant la Première République. Tandis que la lutte pour l’indépendance est abondamment racontée, glorifiée, les années qui suivirent sont souvent survolées, par des enseignants en manque d’outils pédagogiques. Rares sont les historiens guinéens qui osent s’attaquer aujourd’hui encore à cette histoire complexe et – 34 ans après – toujours conflictuelle. En apparence, la parole s’est un peu libérée. Des témoignages existent, nombreux ces quinze dernières années. Mais la littérature disponible souffre de manichéisme: aux côtés des récits de victimes directes ou indirectes du régime s’affrontent deux versions de l’histoire. « D’un côté, écrit Céline Pauthier, « les partisans de l’ancien régime » qui défendent, la figure de Sékou Touré et justifient le recours à la violence politique par la nécessité de sauver la souveraineté nationale menacée par les ‘complots’ ourdis de l’extérieur, avec la complicité d’ennemis guinéens du régime. (…) De l’autre, les récits des détracteurs, selon lesquels du milieu des années 1950 au milieu des années 1960, Sékou Touré aurait réussi à susciter l’enthousiasme de ses compatriotes en promettant l’avènement d’une nouvelle société d’inspiration socialiste, jusqu’à ce que sa soif de pouvoir ne l’emporte. Pour masquer les échecs économiques et politiques de son régime, il aurait alors consacré toute son énergie à l’invention d’un régime quasi totalitaire, dominé par la répression des élites et l’appauvrissement des populations rurales. »
En Guinée, cette fracture idéologique traverse la communauté des historiens eux-mêmes, plus enclins à chercher et écrire sur l’avant que sur l’après 1958. Et c’est ainsi que depuis 1994, tous les projets d’écriture collégiale d’une histoire générale de la Guinée se sont soldés par des échecs. De nombreuses questions parfois simples mais toujours sans réponse hantent la mémoire guinéenne. Les complots successifs utilisés par Sékou Touré pour justifier la répression étaient-ils réels ou inventés ? Combien de victimes ont fait les régimes successifs ? Où sont-elles enterrées ? Combien restent enfouies dans des mémoires individuelles ou collectives ?
« Les gens ont encore peur de parler. Ils sont traumatisés, c’est un héritage de l’époque », affirme l’écrivain Lamine Kamara, rescapé de la Première République lui aussi. « La peur qui a terrorisé les Guinéens sous Sékou Touré n’a pas encore entièrement disparu ». À l’en croire, le régime a su verrouiller la parole jusque dans les familles. « Dans une fratrie, il n’était pas rare que l’un des fils soit nommé ministre ou gouverneur pendant que l’autre était arrêté. C’était délibéré. On faisait en sorte que les cartes soient brouillées ». Dans ces familles, parler, c’est menacer la cohésion de plusieurs générations.
À Conakry, pour expliquer la persistance de cette chape de plomb, beaucoup évoquent aussi la consanguinité entre tous les régimes qui se sont succédé depuis « Lansana Conté était issu du régime de Sékou Touré, et aujourd’hui encore beaucoup de hauts fonctionnaires sont d’anciens responsables du PDG, le parti État de l’époque. Or aucun chef d’État ne peut accepter de se faire hara-kiri avec sa propre histoire », estime un sociologue qui souhaite garder l’anonymat. « La Guinée a scellé un pacte de silence avec son passé », estime enfin Bertrand Cochery, ex-ambassadeur de France en Guinée.
À la mort de Sékou Touré, son successeur Lansana Conté avait pourtant affiché une volonté de rupture, de réconciliation et de vérité. Rapidement, après 1984, une commission est mise sur pied pour « autopsier » le pays, raconte le général Facinet Touré, le numéro 2 du régime qui prend alors le pouvoir et se targue d’en être l’initiateur. Objectif : rédiger un « contre livre-blanc », pour répertorier les crimes du régime de Sékou Touré. Et faire contrepoids au célèbre Livre blanc dans lequel l’ex-président décrivait les crimes réels ou supposés de ceux qu’il venait de faire arrêter.
Nous sommes en 1985. De sources concordantes, la commission dispose de nombreux témoignages et d’archives : présidence, Camp Boiro, police, certaines archives personnelles de Sékou Touré. Mais un an plus tard l’entreprise d’ « autopsie » s’arrête net. Et 35 ans après, les acteurs de l’époque continuent de se renvoyer la responsabilité de cet échec. Les uns affirment que Lansana Conté, chef d’état-major adjoint sous Sékou Touré, aurait dissout la Commission après la découverte d’un document le mettant en cause dans les crimes commis au camp Boiro. Les autres affirment au contraire que dans un tiroir de ce camp aurait été trouvé un document « disculpant Ahmed Sékou Touré » au « profit » de son frère. « Beaucoup de choses que l’on croyait vraies étaient fausses et beaucoup de choses que l’on croyait fausses étaient vraies », explique, énigmatique, Amadou Tayiré Diallo, à l’époque secrétaire général de la Commission, sans pour autant être en mesure de présenter le fameux document.
En lieu et place de « vérité », les Guinéens assistent quelques mois plus tard à une nouvelle série d’exécutions sommaires qui rappelle des méthodes qu’on disait révolues, lorsqu’après une tentative ratée de coup d’État, Diarra Traoré et d’autres dignitaires de l’ancien régime sont exécutés après un simulacre de procès, typique du régime d’Ahmed Sékou Touré, qui s’apparente davantage à un règlement de comptes au plus haut sommet de l’État qu’à une quelconque forme de justice.
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[2] PAUTHIER Céline, « L’héritage controversé de Sékou Touré, « héros » de l’indépendance » in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 118, no. 2, 2013, pp. 31-44.