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Jean Paul-Alata, le « Blanc nègre », selon Hervé Hamon & Patrick Rotman

Ce billet est extrait du livre L’affaire Alata que Hervé Hamon et Patrick Rotman ont écrit pour protester contre l’interdiction en France du livre Prison d’Afrique de Jean-Paul Alata dans lequel il relatait l’expérience de ses 5 ans passés au camp Boiro. Ces deux livres sont entièrement et gratuitement disponibles en cliquant sur les liens des titres.  

Notre témoin s’appelle, on le sait, Jean-Paul Alata. Il a cinquante-trois ans et parle avec la vélocité rageuse, avec les aigus subits dans la voix, de ceux que l’injustice a écorchés. Il ne se campe pas devant l’histoire et ne se donne ni pour un héros ni pour un saint. Il semble seulement s’étonner de ce qu’il faille recouper ses propos. Car on dit aussi du mal de lui.

Alata appartient à la plus bizarre des races, plus rare que celle des nègres blancs : c’est un Blanc nègre. Orphelin de mère, il ne s’est jamais senti le fils de cet officier d’artillerie coloniale, polytechnicien et constructeur du Congo-océan, qui l’a trimbalé avec ses malles de Brazzaville à Beyrouth, puis de Beyrouth à Damas et de Damas à Paris. Son ami et son confident, son refuge, fut Ikongo, l’ordonnance, le maître-Jacques, l’esclave de son père, dont le radicalisme et les attaches franc-maçonnes ne contredirent pas l’usage répété de la cravache et du fouet. C’est, raconte-til, au spectacle d’Ikongo cinglé de coups, d’Ikongo tentant de se pendre à un arbre du jardin, que Jean-Paul Alata est devenu noir de coeur, de langue — sa vraie langue « maternelle » fut le bakongo —, sinon de peau. Il fut et il reste « du côté des nègres », acculturé à rebours, objet de tous les racismes. Timide et agressif, comme tous les moutons à cinq pattes.

Blanc nègre, et socialiste. Car il lui faut « venger Ikongo ». Étudiant à la faculté de droit, à Paris, il prend part à la Résistance, dans les FFI, et s’engage à la fin de la guerre dans l’armée régulière. Sorti de l’école militaire interarmes de Coëtquidan, il démissionne, refusant de faire campagne en Extrême-Orient après la capitulation du Japon. Il veut alors rentrer « chez lui », en Afrique. Stagiaire des Trésoreries d’outre-mer, il est affecté à Saint-Louis-du-Sénégal en 1946 et est promu, au bout de quatre ans, payeur des TOM. Entre-temps, il adhère à la SFIO et, conjointement, à Force ouvrière. Cela, il ne l’avoue aujourd’hui que du bout des lèvres, moins par désir de masquer une erreur que par répugnance à admettre avoir été dupé. Car l’action du syndicaliste Alata n’est entachée ni de corporatisme ni de collaboration de classes. Le voici qui bouscule les barrières hiérarchiques et les barrières de race. Sous son impulsion, FO passe de… 7 cotisants à 6 900 militants, Noirs pour la plupart, ouvriers des mines en grand nombre, et répartis en 13 unions locales. Sur cette lancée, Alata est nommé membre de la commission exécutive du travail de l’AOF. Il y lie amitié avec le représentant de la CGT guinéenne : Ahmed Sékou Touré. Une amitié scellée jusqu’à la mort.

Les ennuis ne tardent pas. André Laffont, pseudo-cheminot et grand apparatchik de Force ouvrière pour l’outre-mer, juge que cet activiste a mauvais genre. D’autant qu’en 1954, au congrès confédéral, Alata joint sa voix à l’aile gauche de son syndicat et des jeunesses socialistes pour « saluer les premières manifestations de l’indépendance algérienne ». A la SFIO, c’est aussi la disgrâce. Sous la pression conjuguée de ses « camarades » français, de l’administration coloniale et, semble-t-il, de Léopold Senghor, le futur auteur de Prison d’Afrique est prié d’aller exercer ailleurs ses coupables talents. Muté d’office, il débarque à Conakry en mai 1955, pour y remplir les fonctions de payeur-chef de service. Il retrouve Sékou.

Ou plutôt, il le retrouve d’abord sur le terrain syndical, puisqu’il milite à la CGT-A (africaine) dont le leader guinéen a défini le statut indépendant, en accord avec la maison-mère métropolitaine. Mais, parallèlement, il adhère à la Démocratie socialiste guinéenne (DSG), issue de l’ancienne fédération SFIO dissoute à la mort de Yacine Diallo, le premier député du territoire. Alata en devient très vite le secrétaire général adjoint, au côté de Barry Ibrahima, dit « Barry III » (troisième du nom dans son collège), un jeune et ambitieux intellectuel peul dont l’ascension inquiète M. Bernard Cornut-Gentille, haut-commissaire de France, qui le fait déplacer à Dakar. Sous la menace d’une nouvelle mutation, Jean-Paul Alata donne sa démission de l’administration et fonde un cabinet d’expertise comptable.

C’est un de ces moments où, brutalement, l’histoire s’accélère. A la tête du PDG (Parti démocratique de Guinée), lié au Rassemblement démocratique africain (lui-même créé à Bamako en 1946), Sékou Touré et Saïfoulaye Diallo sont portés par un prodigieux mouvement qu’ils épousent étroitement. Le programme de la DSG n’est, sur le papier, guère différent du leur. Mais, implantée en moyenne Guinée, dans la région du Fouta-Djalon, elle est avant tout l’héritière de la défunte « Amicale Gilbert Vieillard », association peule constituée sur une base ethnique, rivale d’autres groupements : malinké, soussou, etc., dont le RDA a tenté d’offrir une structure de dépassement 3.

Lorsque est votée la loi-cadre de 1957, loi d’inspiration molletiste [du nom de Guy Mollet, premier ministre SFIO, 1956-1957 ] et due à Gaston Defferre qui octroie aux colonies de l’AOF un semblant d’autonomie pour prix — le mot est de Senghor — d’une « balkanisation », l’hégémonie du PDG est incontestable : il dispose de deux députés à l’Assemblée nationale sur trois, de cinq grands conseillers à l’Assemblée fédérale de Dakar sur sept, de cinquantesept conseillers territoriaux sur soixante; il contrôle les treize municipalités et la totalité des membres du gouvernement autonome se réclament de lui. Sékou Touré est le vice-président de ce dernier (la présidence revient de droit à l’autorité coloniale). Saïfoulaye Diallo, lui, préside l’Assemblée. Un raz de marée….

Et c’est, le 29 (?) septembre 1958, le grand tournant, le « non » à de Gaulle. Un « non » plus complexe, voire plus ambigu qu’il n’y paraît, tant il est vrai que le chantage à l’indépendance n’est paradoxalement pas le fait de la colonie, mais de la métropole. Un « non » franc et massif, ratifié par 1 136 324 électeurs contre 56 981 (ces derniers provenant, et ce n’est pas un hasard, de la région peule du Fouta-Djalon).

Mais un « non » solitaire. Dans les autres territoires dont les dirigeants indigènes étaient partisans du refus, le poids de la chefferie est demeuré plus fort que celui des couches montantes (ainsi, au Mali, Modibo Keita s’est-il trouvé contraint de battre précipitamment en retraite). A l’exception des leaders directement inféodés à la stratégie gaullienne — tel Houphouët-Boigny, grand maître de la Côte-d’Ivoire et président du RDA —, les chefs de file africains sont autant portés par leurs troupes qu’ils ne les commandent. Ce qui vaut aussi, d’une certaine manière, pour Ahmed Sékou Touré. La boucle est bouclée, en Guinée, depuis qu’en 1953, du 21 septembre au 25 novembre, une grève générale a paralysé le pays. Les paysans ont rallié ces pionniers d’une classe ouvrière étique. Seuls les étudiants manifestent une double opposition : celle des fils de chefs attachés à leurs privilèges, et celle de jeunes marxistes qui reprochent à Sékou un flou idéologique excessif.

Alata figure parmi les très rares Européens qui ont mené campagne pour le « non ». Ils ne furent qu’une poignée à distribuer des tracts en ce sens. Encore devaient-ils compter dans leurs rangs un agent du SDECE infiltré dans le PDG, dont la découverte quelques mois plus tard enleva beaucoup de crédit à ce soutien symbolique et ultra-minoritaire. « Rares furent ceux, relate B. Ameillon 5qui passèrent chez eux la nuit du référendum. On s’était réfugié à l’hôtel ou groupé entre amis dans de véritables forteresses, précautions d’autant plus inutiles que les Guinéens, eux, ne craignaient rien moins qu’une bombe atomique lancée pour les punir de leur audace. Aussi fut-ce après une nuit de grand calme que la Guinée se réveilla indépendante… »

On connaît les amertumes de ce réveil. Dès le 30 septembre 1958, les fonctionnaires français plient bagage, emportant avec eux toutes les archives, y compris les registres d’état civil. L’aide française dispensée par l’intermédiaire du FIDES est instantanément suspendue, sauf pour ce qui concerne l’aménagement du port aluminier destiné à l’usage de la société Fria. En France, la droite applaudit. L’éditorialiste de l’Aurore s’enthousiasme : « La Ve République commence bien. Cette note du gouvernement français est rédigée avec une netteté et une fermeté exemplaires. Un style dont nous avions un peu trop négligé l’emploi ces dernières années et nous savons tous ce qu’il nous en a coûté. Désormais on ne pourra plus renier l’amitié française et frapper à sa caisse, se plaindre de son oppression et lui demander son aide en même temps. » Les ultras se consolent tant bien que mal : à défaut de réduire les Arabes, on affamera les nègres…

Alata, lui, partage la liesse des aubes héroïques. Africain parmi les Africains, il est enfin chez lui. La langue malinké, celle de Sékou, lui est familière. Et il ne tardera pas à épouser la culture de son pays jusqu’à se convertir à l’Islam. Est-il encore un militant ? Certes, il prend part aux activités du PDG. Mais depuis qu’il exerce une profession libérale, il a abandonné le syndicalisme. Son cabinet d’expertise comptable rapporte gros. Il a, en outre, mis sur pied la « Société des pêcheries guinéennes » dont il est le principal armateur. Son train de vie n’a rien à envier à celui de la « colonie » européenne : commerçants, industriels, hommes d’affaires, diplomates, qui se reconstitue peu à peu, et à laquelle va rapidement s’adjoindre l’aristocratie du nouveau régime. Il sacrifie volontiers au « machisme » ambiant. Sa villa, dit-il, est plus qu’agréable…

Aussi est-on enclin à le croire lorsqu’il dépeint comme désintéressée son entrée dans l’appareil d’État. En 1960, en effet, Sékou Touré l’appelle auprès de lui pour occuper le poste d’inspecteur des Affaires administratives et financières à la présidence. Alata ferme boutique, cède ses actions et parts sociales, passe le flambeau à ses associés. C’est le début d’une longue carrière à l’ombre du « grand Sili 6 ». Elle le conduira, au terme de dix ans de loyaux services, en camp de concentration. Nous ne retracerons pas ici la chronologie de ces dix années. La loi des contrastes et la vérité de l’enquête nous amènent au contraire à les franchir d’un trait pour y revenir plus tard, suivant le regard rétrospectif d’Alata, son regard « d’après ».

Une belle carrière, au demeurant. Chef de cabinet du secrétaire d’État auprès du ministre chargé de la Justice et du Contrôle financier en 1963. Directeur du cabinet du ministre d’État chargé des Finances et du Plan en 1964. Nommé inspecteur général du Commerce le 8 novembre de la même année. En 1967, directeur général des Affaires économiques et financières à la présidence de la République avec rang et indemnité de directeur de cabinet. Administrateur général des biens saisis et vacants. Professeur de comptabilité publique et privée à l’école nationale du commerce et à l’école nationale d’administration. Titulaire de la chaire de comptabilité à l’institut polytechnique de Conakry à partir de 1965, et de celle d’économie politique en 1969.

Tel est l’homme qui sera arrêté le 11 janvier 1971. Le seul Européen relié par ligne directe à Sékou Touré, et autorisé à l’appeler jour et nuit. D’ailleurs Alata est surnommé, et se nomme lui-même, « Alata Touré ». Ses pouvoirs sont immenses: ne dépendant que de la présidence, il est habilité à inspecter l’ensemble du territoire, à contrôler à leur insu les comptes des ministres. Incorruptible — làdessus, les témoignages abondent —, il ne s’en prive pas et, dans un régime tôt corrompu, dresse contre lui un nombre d’ennemis plus que respectable : ministres aux Mercedes un peu trop luxueuses, administrateurs indélicats, diplomates fraudeurs, commerçants virtuoses. Les Blancs, dans une version tropicale de l’esprit de Bab-el-Oued, le perçoivent comme l’« homme des nègres ». Il lui reste aujourd’hui une solide réputation de flic, de flic de Sékou Touré. « Cela, rétorque-t-il, si c’était à refaire, je le referais. » Mais n’anticipons pas.

Tel est donc l’homme que l’on boucle, un matin de cauchemar, dans la cellule 23 du Camp Boiro. Deux mètres sur trois de désert, sous la tôle chauffée à blanc par le soleil d’Afrique. Rien à manger, et surtout rien à boire. Alata l’ignore encore : il est à la « diète ». Mise en condition des arrivants, punition des réfractaires, mesure atroce des limites de la résistance humaine : l’un des détenus « tiendra » vingt-trois jours avant de mourir. Alata croit qu’on l’oublie. Une erreur. D’ailleurs, toute cette affaire est une erreur. Il lui faut attendre la nuit pour être détrompé, pour distinguer, par-delà l’éblouissement de la lampe qui l’aveugle, les traits de ceux qui l’interrogent au nom de la « commission ».

Il y a là Ismaël Touré, le numéro 2 du régime, le demi-frère du président, l’homme des Américains, soupçonné par Alata de s’être enrichi en bradant la production philatélique guinéenne à la firme germano-américaine Stolov. Et, l’assistant, Seydou Keita, actuel ambassadeur à Paris, convaincu plusieurs fois d’opérations douteuses par l’auteur de Prison d’Afrique. Le cauchemar prend corps : le détenu est invité à se réhabiliter en avouant. En avouant quoi ? Que, sous un déguisement africain, sous couvert d’amitié inconditionnelle pour Sékou, il n’est depuis le début que l’agent de Foccart. Camouflage que son attitude en 1958. Camouflage que sa déchéance de la nationalité française, par un décret signé Georges Pompidou, en juillet 1962. Et ces fréquentations assidues de certains diplomates de l’ambassade de France, jusqu’en 1965? Et ces liens avec Fodeba Keita, poète, animateur des ballets d’Afrique, et ancien ministre de l’Intérieur, éliminé en 1969 après quatre ans de disgrâce ?

Ahuri, Alata s’aperçoit que l’introuvable «cinquième colonne», ce n’est pas toujours les autres. Mais Sékou ? Sékou sait-il ce qu’on lui inflige ? On le rassure : son ami le supplie de l’aider. Comment ? En avouant.

La « diète » se poursuit. Alata rumine sa faim, sa soif, sa colère et sa peur. C’est trop énorme, il met du temps à comprendre. Mais si. La « commission » lui ouvre les yeux : sa « trahison » est manifeste depuis le 22 novembre 1970. Ce jour-là, vers minuit, les Portugais attaquent Conakry. L’objectif de Spinola n’est-il que de libérer les quelques officiers qu’y détient le PAIGC 7 ? Ou bien, comme on tend à le penser, s’agit-il d’une opération concoctée entre Lisbonne et Paris, entre l’étatmajor salazariste et une poignée de réfugiés guinéens organises en un « front de libération » et, dit-on, manipulés par les services spéciaux français ? Toujours est-il que seule la première cible est atteinte. Les « libérateurs » guinéens, s’ils existent, restent au large. C’est que la population de Conakry est demeurée singulièrement amorphe. Peu disposée à prendre les armes pour un régime qui l’a déçue, elle ne l’est pas non plus à prêter mainforte aux envahisseurs.

Alata sait mieux que personne qu’en cette occasion, il n’a pas laissé son patriotisme au vestiaire. Tandis qu’Ismaël Touré se cache sous son lit — ce que l’intéressé a confirmé, arguant de ce « qu’un vrai révolutionnaire se doit d’abord de préserver sa vie » —, que Sékou se terre à l’abri, laissant à Saïfoulaye Diallo le soin de tenir la présidence, que la milice est en pleine débandade, Alata est l’un des seuls, avec Diop Alassane, ministre du Plan et ami de Fodeba Keita, à courir au camp d’Alpha Yaya chercher des armes et à faire le coup de feu sur la plage, son fils à ses côtés. Alors que lui reproche-t-on ? Précisément cela. Les principaux résistants du 22 novembre se retrouveront en camp. Les héros, ça dérange.

Ce débarquement quasi avorté tombe à pic pour Sékou Touré. Son isolement politique est rompu. A la conférence de Lagos, en décembre 1970, la Guinée fait figure de martyre, comme à l’ONU. A l’intérieur, il déclenche une fantastique chasse aux traîtres, accusés d’avoir déblayé le terrain pour les agresseurs (mais si cela était, pourquoi les « libérateurs » sont-ils restés au large de Conakry ?). Alata n’apprendra que plus tard combien est démente et bigarrée la purge qui l’a emporté. On y trouve, dans un premier temps, d’anciens opposants — pourtant ralliés sans condition au PDG dès l’indépendance — comme Barry III; des cadres du Parti en disgrâce, tel Magassouba Moriba, l’ex-bras droit de Fodeba Keita, de gros commerçants libano-guinéens; l’évêque de Conakry, Mgr Tchidimbo (dont le prédécesseur a été expulsé en 1961); et même un ami intime du président, Hermann Siebold alias Bruno Freitag, expert ouestallemand dénoncé comme ancien SS par des ressortissants de la DDR, et arrêté sur l’ordre de Sékou à la suite d’une « vision céleste » de ce dernier.

Les comités de base, les sections, les fédérations sont invités à définir une échelle des peines pour les « criminels de la cinquième colonne » dont le dossier ne leur a jamais été communiqué. La pagaille la plus invraisemblable s’installe. A Kindia, cinq détenus sont libérés « par erreur » et aussitôt réincarcérés, au moment où est signé le nonlieu qui devrait les absoudre. Un jeune Français, Gérard Cazaux, miraculeusement tiré d’affaire, a la stupeur de voir, sur les murs de Conakry, sa photo parmi celles des « sinistres bourreaux du peuple », cinq jours avant le « jugement populaire » de suspects qui n’ont pas seulement été interrogés. Le 25 janvier 1971, 91 condamnations à mort et 27 à perpétuité sont prononcées. D’ailleurs, commente Sékou Touré, « il n’y a pas de différence entre les deux sentences. Il ne tient qu’à nous pour qu’en leur refusant toute nourriture, une condamnation à perpétuité se transforme en exécution ».

A défaut de connaître le reste, Alata possède au moins cette donnée quand il comparaît une nouvelle fois devant la «commission ». Les « aveux» que lui soumettent Ismaël Touré et Seydou Keita ont été entièrement rédigés à l’avance, ce qui fait gagner du temps. Mais Alata manque de docilité. S’accuser d’avoir préparé l’invasion portugaise, et de ne s’être battu que pour donner le change, c’est trop pour lui. Alors, courtoisement, tout en lui expliquant qu’il « ne cherche pas le vraisemblable », Ismaël l’expédie à la « cabine technique ». La manivelle, le rhéostat, les électrodes, la souffrance intolérable, l’humiliation intolérable. Et puis cette autre torture : « Alata, ton fils n’était-il pas près de toi, le 22 novembre ? Et ta femme, ta jeune femme malinké qui est enceinte, vas-tu l’abandonner ?» Alata signe. Perpétuité.

« J’avais lu l’Aveu au moment de sa parution, raconte l’auteur de Prison d’Afrique. Quand je me suis mis, à mon tour, à écrire, je me suis gardé de le rouvrir tant je craignais de le plagier. Néanmoins, London et moi sommes complètement différents. Il a avoué parce qu’il croyait encore au Parti. Moi, j’ai avoué parce que je ne croyais plus à rien. Si j’avais réellement participé à un complot, peut-être aurais-je trouvé la force de conserver ma dignité, de me taire jusqu’à la mort. Mais là… »

Ce n’est qu’un début, le début d’une escalade odieuse dans l’horreur et — Alata, du moins, s’en accuse — dans la lâcheté. Pourtant il croit avoir touché le fond lorsque lui parvient le récit du « carnaval de Conakry ». Dans la nuit du 25 au 26 janvier, on pend à travers tout le pays au son des balafons. Dans la capitale, quatre cadavres, dont celui de Barry III, se balancent sous le pont Tombo où dansent des femmes hystériques. La Guinée de l’indépendance, l’espoir bouleversant d’une génération, offre à ses détracteurs le plus absurde, le plus barbare des cadeaux.

Alata est coupable. Il faut qu’il soit complice. La « commission » s’est enrichie de deux nouveaux membres : Conte Luceny, ex-intendant du palais que l’accusé a, il y a peu, pris en flagFant délit de détournement, et Guy Guichard, un policier d’élite formé aux Etats-Unis et… à Prague. Elle exige la dénonciation, en bloc, d’une cinquantaine de personnes dont la liste est préétablie mais qu’Alata est invité à amender. Il craque. Puis se reprend lorsque lui est fournie, sous la forme d’un mauvais, très mauvais « Fleuve noir », la version revue et corrigée du complot. Les conspirateurs y sont désignés comme n’émargeant — simultanément — à pas moins de quatre services : le SDECE, la CIA, le « Front » et un réseau SS. Alata apprend que ses émoluments se chiffraient à 200 000 dollars de prime, plus une solde mensuelle de 5 000 dollars. James Bond, à côté, est vraiment un traîne-savate. Entre le rire et les larmes, Alata se cabre. On l’entraîne vers la « cabine technique », où l’attend un combiné de la « gégène » et du supplice de la baignoire. Au retour, il cède, il collabore, il accepte de réécrire le scénario et y introduit le maximum d’invraisemblances et d’énormités. Peu importe à Ismaël. La fiction ne rejoindra jamais la réalité. Sa proie est à point.

Le 27 juillet 1971, après un enregistrement destiné à Radio-Conakry, coup de téléphone. Sékou en personne appelle son ami. « Alata, je voulais le dire moi-même que je suis content de tes dernières dépositions. Tu as aidé la cause et tu sais que tu peux compter sur nous. » Alata sanglote, brisé. Et ma femme, mon enfant ? « Ta femme a dit que tu aurais voulu qu’il ait mon nom. J’ai accepté le parrainage. » Mieux, le président lui promet une entrevue avec Tenin, celle dont il est éperdument amoureux et dont l’exil l’a aujourd’hui séparé. La joie et la honte mêlées. L’arme de la nostalgie. Libéré, Alata découvrira, de reste, qu’il ne fut pas le seul à en être blessé. Par des lettres personnelles — notamment à Barry III, Magassouba Moriba, Diop Alassane, etc. —, par des coups de téléphone — à Coumbassa AbdoulayePorthos Diallo…—, Sékou n’hésitait pas à jouer sur le registre sensible de l’amitié enfouie, pour amollir ses victimes. Le « grand Sili », ce faisant, a lui aussi avoué sa culpabilité.

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