L’implantation d’une « dynamique de violence», avant l’indépendance
Ce billet est tiré de la contribution de Bernard Charles intitulée Le rôle de la violence dans la mise en place des pouvoirs en Guinée (1954-1958) à l’oeuvre collective L’Afrique noire française : l’heure des Indépendances parue en 1992, reprise dans webguinee.net.
Vu la longueur du texte je l’ai divisé en trois parties, dont celle-ci est la deuxième. La première a été publiée le 15 août et la troisième le sera le 25 août 2020
Du même auteur: Cadres politiques et administratifs dans la construction nationale en Guinée
La question des responsabilités quant à l’implantation d’une « dynamique de violence» au sein de la société guinéenne n’est pas simple. Elle se posait depuis longtemps, non seulement aux protagonistes dans leurs efforts de justification auprès de l’opinion guinéenne mais aussi, évidemment, aux autorités du territoire ainsi qu’à celles de la métropole.
Mentionnons tout d’abord l’existence et la perpétuation d’une très ancienne forme de violence, « légale » celle-là, puisque exercée par la chefferie de canton dans le cadre et sous le couvert de l’administration coloniale. Les rapports administratifs et les plaintes des populations soulignent tant et plus les extorsions par la force, les exactions et la brutalité des chefs 16. Leur dénonciation sans relâche fournira au PDG-RDA un magnifique tremplin pour se rallier la population rurale, sauf au Fouta.
Par ailleurs, il semble bien que les luttes politiques prendront çà et là une coloration ethnique dans la mesure même où le bastion du PDG sera Conakry et la basse Guinée de population soussou alors que celui de ses adversaires BAG se situera au Fouta de population peulh avec un fort appui des chefs traditionnels de la région.
Le fonctionnement de la chefferie et les antagonismes ethniques (activés au besoin) constituent comme une toile de fond pour les affrontements politiques. C’est à ces derniers que nous nous attacherons.
Deux enquêtes administratives et une mission de l’Assemblée de l’Union française apportent une réponse. Leurs conclusions ainsi que les jugements portés par les gouverneurs successifs de Guinée et certains fonctionnaires sont singulièrement convergentes, par-delà les nuances propres à chacun, quelles que soient les différences dues à une évolution sociopolitique extrêmement rapide du pays. Toutes concourent à faire porter une responsabilité écrasante au PDG-RDA et à son chef incontesté, Sékou Touré ?
Les premiers troubles graves 17, consécutifs à l’élection comme député de Barry Diawadou et à l’échec électoral de Sékou Touré, qui se produisirent de juillet 1954 à février 1955 sont analysés de manière très approfondie par l’inspecteur général H. Pruvost dès février 1955, suite à la mission que lui avait confiée le ministre de la France d’outre-mer, J. Juglas.
Dans son sommaire chronologique, la quasi-totalité des incidents et bagarres ont été provoqués par des éléments RDA, la riposte de leurs adversaires pouvant à l’occasion aboutir à des blessés. Dans un rapport, il relève que « la responsabilité de Sékou Touré dans les émeutes récentes peut être évoquée sans verser dans la témérité 18 » et il en avance une explication:
« Qu’il ait voulu — car les incidents ont été sans doute préparés, de même que le retour au calme fut nettement commandé … — donner un sérieux avertissement à l’Autorité française d’avoir à s’abstenir, lors des prochaines élections législatives du jeu qu’il lui prête, c’est une explication plausible des incidents, quant à l’immédiat : rancune du passé, inquiétude pour l’avenir personnel.
D’aucuns estiment que Sékou Touré a été débordé sur sa gauche … On ne saurait, d’autre part, éliminer l’hypothèse d’une démonstration, à l’adresse du RDA orthodoxe, de l’efficacité de la branche, plus avancée, de Guinée. » 19
Pour lui, la gravité des troubles tient en ce qu’ils révèlent un « véritable noyautage de la population par le RDA » ; la mise en place d’une « organisation fantoche », même en brousse, grâce à laquelle le parti élimine rapidement … tous les éléments « réfractaires au RDA », y compris les chefs coutumiers ; l’objectif de l’« éviction ou de la quasi-éviction française».
La portée politique de ce qui se jouait en Guinée n’avait pas échappé, non plus, aux dirigeants du RDA à l’échelle de l’Afrique. Le responsable politique du comité de coordination, Ouezzin Coulibaly, se rendit en Guinée. Sa venue et les instructions en sept points, qu’il adressa le 12 février 1955 aux responsables du PDG, constituèrent un véritable cran d’arrêt … provisoire.
« Le RDA a un organisme directeur [ … ] auquel tous les adhérents doivent obéissance. Le RDA est un parti de gouvernement [ … ]. Il tient donc avant tout au respect de la légalité républicaine et à l’ordre [ … ]. Ses responsables doivent enseigner [ … ] que la possession d’une carte RDA ne confère à personne le droit de se soustraire à la légalité [ … ]. Le RDA est loin d’être un parti d’agitation [ … ]. Le RDA interdit toutes les manifestations à caractère fasciste, telle la création de groupes de choc, des dénommés commissaires et gendarmes avec port de brassards et galons sur la voie publique [ … ]. Il doit enseigner le respect de la liberté des citoyens [ … . Personne n’a le droit de se rendre justice. » 20
Sékou Touré dût, de plus ou moins bon gré, s’incliner et répercuter ces instructions dans un communiqué du bureau exécutif du PDG. Il y était affirmé « avec vigueur que le programme du RDA ne peut comporter rien de subversif et que ses activités ne peuvent tendre à provoquer du désordre ou des incidents ! » 21
En novembre 1956, la mission Chiarisini 22, venue s’informer sur les émeutes du mois précédent (8 morts et 263 blessés), retracera le fil des événements en remontant à juillet 1954 et s’efforcera, elle aussi, d’en établir les causes et d’en dégager les conséquences. Ses conclusions sont on ne peut plus claires :
« La responsabilité du PDG apparaît entière au cours des incidents qui se sont déroulés en Guinée depuis juillet 1954. »
La mission dresse encore le catalogue des moyens d’actions utilisés par le PDG dans sa conquête systématique du pouvoir: violences contre les personnes et les biens des non-PDG, hiérarchie parallèle avec le port d’insignes de « fonctions », noyautage de la police 23 et de l’administration, recours systématique à la calomnie et à des méthodes franchement illégales contre les « îlots de résistance » (administration, forces de l’ordre autres que la police, adversaires politiques qualifiés de « saboteurs », chefs coutumiers).
Nous avons là, sous des termes analogues, sinon identiques, les mêmes caractéristiques et constats que ceux établis par H. Pruvost sans que, semble-t-il, les membres de la mission en aient eu connaissance. Dans l’un et l’autre cas, les auteurs réfutent également, avec des arguments de poids, chacune des explications (de type socio-économique ou politique) avancées par le PDG sans vouloir pour autant exonérer de toute responsabilité les adversaires politiques de celui-ci.
Toutefois, le contexte politique est devenu tout autre avec l’élection des deux principaux responsables du PDG-RDA comme députés en janvier 1956, la reconnaissance de ce statut avec ses prérogatives par l’administration, les changements de gouverneur en Guinée et de gouvernement en France. Sur ce point, la mission Chiarisini ne s’est pas fait faute de souligner la« politique contradictoire de Paris » 24.
Mais c’est surtout l’adoption de la loi-cadre Defferre en juin 1956 qui vient bouleverser fondamentalement les institutions et les règles du jeu (collège unique et suffrage universel, conseil de gouvernement et élargissement des pouvoirs de l’assemblée territoriale).
À vrai dire, l’enjeu pour le PDG n’est plus de conquérir le pouvoir mais de l’exercer seul sans opposition. Une véritable lutte à finir s’engage avec ses adversaires. Plus question de se soucier des instructions de O. Coulibaly, elles sont devenues lettres mortes. L’action du parti s’est perfectionnée dans ses méthodes, les mêmes que celles de 1954, mais utilisées de manière plus radicale.
Ceci troublera quelque peu le nouveau gouverneur de Guinée dont l’un des objectifs était d’aboutir à une « période de décantation puis de stabilisation politique » 25 par la reconnaissance de la place majoritaire acquise par le PDG dans le système politique à la suite des élections de janvier 1956.
Deux extraits suffiront pour le montrer. S’attachant à analyser, en octobre 1955, les causes profondes qui poussent les partis politiques à la violence, le gouverneur écrit :
« Il est un fait que le BAG fait figure de victime, qu’il a subi certainement de nombreuses atteintes et [qu’]il couvrait déjà l’ensemble des citadelles que le RDA agressait systématiquement. Mais [ … ] ce rassemblement de victimes prit conscience de sa force et songea désormais à se défendre puis à prévenir les attaques. Lancée des bastions solides tenus par le BAG dans les chefferies et autour de l’administration, cette contre-attaque eut beau jeu pour se développer devant le caractère fruste et maladroit du RDA. » 26
L’année suivante, à la suite des nouveaux troubles survenus en octobre 1956, il note:
« Le RDA majoritaire à 80 % à Conakry, normalement destiné à prendre demain des responsabilités majeures dans le pays, ne devrait pas avoir besoin de recourir à la violence comme voie d’expression normale [ … ]. C’est dans la nature profonde du RDA-Guinée que l’on peut trouver [ … ] la raison d’une attitude qui recherche le désordre, paralyse la vie du territoire, sape les confiances et aboutit à faire régner une véritable terreur sur tout ce qui ne relève pas du parti. » 27. Avant d’ajouter de manière désabusée, mais prémonitoire : « Après avoir pendant un an essayé avec lui de construire, j’en viens à me demander s’il peut ou s’il a les moyens de mener à bien une action autre que violente [ … ]. Sa responsabilité paraît dans tous les cas engagée [ … ]. »
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Notes:
16. Voir J. Suret-canale, « La fin de la chefferie en Guinée}), Journal of African History, VU, 3, 1966, pp. 459-493.
17. Pour une thèse diamétralement opposée, voir S.K. Keita. Le PDG, Artisan de l’indépendance nationale en Guinée (1947-1958), Conakry, INRDG, 1978.
18. H. Pruvost, Incidents de 1954-1955 en Guinéefrançaise, 11 mars 1955, p. 21.
19. H. Pruvost, note sur les incidents de 1954-1955 en Guinée, 12 mars 1955. Dans l’un de ses quatre rapports, il relèvera explicitement comme l’une des caractéristiques des troubles d’avoir été « délibérés et systématiques ».
20. O. Coulibaly, « Instructions aux responsables du PDG », in H. Pruvost, Incidents … annexe 3. Voir aussi J.R. de Benoist, L’Afrique occidentale française de 1944 à 1946, Nouvelles Éditions africaines, 1982, p. 216.
21. Communiqué du bureau du PDG, 18 février 1955, signé par les cinq membres du bureau exécutif (S. Touré, Abdourahamane Diallo, N’Famara Keita, Sinkoun Kaba, Camara Bengaly). Il semble qu’un ou deux membres du bureau furent alors contraints de le quitter.
22. « Rapport d’information fait au nom de la commission de politique générale sur la mission d’information chargée de rechercher les causes et les responsabilités des récents événements de Conakry, par MM. Chiarisini, Max André, Odru, Roulleaux-Dugage, conseillers de l’Union française ». Documents — Assemblée de l’Union française, annexe n° 135, 2e séance, 29 novembre 1956, pp. 168-176.
23. « Sa carence […] atteint un degré te! que l’on peut la considérer comme une véritable complaisance}) (elle serait d’ailleurs à 90 % pro-PDG). Rapport … op. cit., p. 174.
24. L’un de ses membres, M. Odru, ne s’est pas rallié au texte des 2e et 6e parties du rapport parce que, pour lui, « dans les événements de Guinée, ce sont les responsabilités gouvernementales [françaises) qui sont essentielles ».
25. Rapport n° 2726 du gouverneur Bonfils au haut commissaire à Dakar, 16 octobre 1956.
26. Lettre n° 520 au haut commissaire à Dakar, 22 octobre 1955.
27. Rapport n° 2726, op. cit.