Camp BoiroPolitiqueSékou Touré

Sékou Touré déclarera : «A quelque chose, malheur est bon!»

C'est d'ailleurs chez elle que, le jour de l'agression portugaise, le 22 novembre 1970, le président apeuré trouvera refuge pendant que les Barry III, Émile Condé et Alhassane Diop notamment, se battaient en ville pour défendre la Révolution assiégée.

Aujourd’hui, c’est du livre Guinée, les cailloux de la mémoire, de Nadine Bari que j’ai extrait le texte que je vous propose. Ce livre était entièrement publié et accessible gratuitement sur le site du Mémorial campboiro.org, aujourd’hui disparu. Dans ce texte l’auteure tente de nous restituer la manière dont le tyran Sékou Touré montait de toutes pièces de fausses accusations pour justifier l’arrestation de ses victimes.

Ecrivez, écrivez tout ce que vous voulez.
Oubliez la loi, les codes, sans cela ils vont vous maltraiter sans pitié.
Ce sont des monstres
Alpha Abdoulaye Diallo

Kindia, avril 1971

Thierno Ibrahima est muté à Dubréka en septembre 1970. Ce même mois, une circulaire est publiée qui ordonne le recensement de tous les cadres administratifs guinéens. Chaque fiche signalétique doit indiquer le nom, la filiation, l’ethnie et les études effectuées par l’intéressé. Le quotidien ouest-allemand Die Welt titre en septembre : « Une grande purge se prépare en Guinée dans les milieux administratifs, militaires et économiques. » Il est vrai que le débarquement guinéo-portugais de novembre 1970 a accéléré la purge, mais c’est sur la base des listes établies en septembre que le gouvernement guinéen procédera à des arrestations massives d’octobre 1970 à janvier 1971.

A propos de cette agression, prétexte aux arrestations, Sékou Touré déclarera : « A quelque chose, malheur est bon ! »

Thierno Ibrahima — que Sékou vient de mettre à la retraite d’office — est « dénoncé » une première fois en janvier 1971 dans la « déposition » de Oury Missikoun Diallo, inspecteur des Finances [qui sera pendu le 25 janvier 1971 sur le terrain de basketball de Télimélé]. Mais Thierno est un monument au Fouta et aussi le doyen de la première Assemblée nationale guinéenne. Il faut donc, pour l’opinion, trouver un motif plausible d’arrêter ce gouverneur modèle et, surtout, un moyen imparable d’anéantir cette famille de l’ancienne chefferie. Car Sékou Touré, qui voulait créer des « hommes nouveaux », se devait de supprimer d’abord tous ceux qui avaient une influence sociale.

L’instrument de cet anéantissement sera l’ex-favorite de Thierno Ibrahima, l’ennemie d’enfance de Mouctar, d’abord délaissée, puis répudiée par son mari. Elle avait gardé sa toute-puissance auprès de Sékou et ses renseignements étaient toujours les bienvenus. C’est d’ailleurs chez elle que, le jour de l’agression portugaise, le 22 novembre 1970, le président apeuré trouvera refuge pendant que les Barry III, Émile Condé et Alhassane Diop notamment, se battaient en ville pour défendre la Révolution assiégée.

La dame détenait plusieurs secrets de famille et, notamment que, pour anéantir le chef de cette famille de Dalaba, il fallait arrêter son fétiche, le jeune Mouctar. Elle révèle cela à Sékou qui, avant sa prise du pouvoir, s’était lui-même bien renseigné sur les faiblesses intrinsèques et les luttes intestines des grandes familles du Fouta. Le Responsable suprême a toujours su où frapper et blesser à mort, c’était l’une de ses forces.

Mouctar fait partie des nombreuses personnes arrêtées en janvier 1971. L’Assemblée nationale, érigée pour la circonstance en Tribunal populaire et révolutionnaire suprême, se divise en deux tendances : d’un côté, les partisans de la peine de mort immédiate pour les « traîtres », de l’autre les modérés qui ne veulent pas tuer tout le monde tout de suite. On répartit donc les nouveaux prisonniers en deux groupes : les condamnés à mort et les condamnés à perpétuité. Mouctar figure dans la seconde catégorie. Le jour de la lecture de la sentence, à l’Assemblée nationale, tout acquise à Sékou, on annonce le « verdict populaire ». Ismaël Touré prend la parole et ajoute :

— Il n’appartient qu’à vous, peuple, de transformer la condamnation à perpétuité des traîtres en condamnation à mort. Le dossier reste ouvert.

Le numéro deux du régime annonce ainsi que les purges doivent continuer et qu’il faudra pour cela poursuivre les interrogatoires des «prisonniers à perpète » et les pousser à dénoncer d’autres comparses. Les éléments de la seconde catégorie ont donc servi d’appâts pour arrêter les suivants. A partir de ce jour-là, le sort des frères de Mouctar est scellé.

C’est dans ce cadre que Mouctar est transféré en avril 1971 de Boiro à Kindia, enchaîné dans une Jeep militaire, en compagnie de Jules Sow, son codétenu, tous flanqués de quatre gendarmes. Le but est de leur faire subir un deuxième interrogatoire en règle. Le premier n’avait été qu’une formalité, à laquelle Mouctar s’était soumis avec plus ou moins de tranquillité. Cette fois, ordre est donné de lui faire dénoncer beaucoup de gens — dont ses frères — et le travail est confié à Emile Cissé, redoutable homme de confiance de Sékou Touré. Mouctar s’affole de ce choix : partout où Emile a sevi en Guinée, il a été un tortionnaire particulièrement sadique.

A Kankan, on raconte que, lorsqu’il faisait partie de la Commission d’enquête sur les armes que les Allemands étaient accusés d’avoir dissimulées dans la ville, il découpa et amputa membre par membre Barry Samba Safé, ex-gouverneur de Kankan, jusqu’à ce que ce dernier meure, saigné à blanc, dans d’atroces douleurs. Il avait introduit des conducteurs électriques dans les vagins de femmes qu’il torturait. Cet homme est Satan en personne et c’est lui qui va les interroger.

Emile commence par isoler les interressés dans les cellules individuelles, Mouctar dans la cellue 2, Jules Sow dans la cellule 3. (il y remplace Paul Stephen, mort sous la torture). Emile ordonne pour eux la diète complète pendant cinq jours. Le cinquième jour, la soif leur serre la gorge et leur dessèche les lèvres. La fièvre leur consume le corps.

L’interrogatoire a lieu dans l’enceinte du camp militaire. On emmène Mouctar et Jules Sow dans une grande salle, on les fait asseoir sur un long banc où se trouve déjà Barry Baba, dont l’interrogatoire touche à sa fin, le prisonnier paraissant exténué. Émile jubile :

— Tu vois, Barry, aujourd’hui c’est toi qui n’es pas à la fête. On n’est plus à Mamou chez tes copains !

Il fait allusion à leur jeunesse commune dans cette ville où Baba était bien né dans une bonne famille tandis que lui, Émile, bâtard non reconnu par son père libanais, avait toujours été la risée des copains. On ligote Mouctar et Sow avec des cordes très fines et très serrées, en rapprochant les deux coudes dans le dos de façon à bloquer la circulation du sang. Puis on leur attache les mains et les pieds ensemble, et on les relie à un appareil électrique posé à terre, le fameux « téléphone » de fabrication tchèque que tout le monde connaît ici. Mouctar comprend pourquoi Sékou a fait interdire en Guinée le film L’Aveu … Mouctar est placé le ventre sur une table en fer, les deux fils électriques attachés aux orteils. Émile Cissé sort un texte et commence à le lire en le commentant :

— Toi, Mouctar, on sait que tu fais partie des féodaux de Dalaba et que ton Vieux était réputé féroce. Aujourd’hui, il te faut nous dire comment tu as recruté tes frères et quel était leur rôle dans la cinquième colonne. Il faut que tu me donnes au moins quatre noms pour chacune des villes de Labé, Pita, Dalaba et Kankan. Si tu n’y arrives pas, je peux t’aider.

Mouctar doit apporter des précisions. S’il s’y refuse, un agent tourne une manivelle et envoie de l’électricité qui vous sort par les yeux ! Des décharges de feu calcinent nerfs et muscles, et le corps est agité de soubresauts incontrôlables … On lui fait passer le courant aussi dans les lobes des oreilles et les ongles des mains et des pieds. Dans ces terminaisons nerveuses, les décharges électriques sont un choc insupportable avec leurs traces de feu et Mouctar comprend vite : il sait qu’ils s’acharneront s’il se montre réticent à reconnaître leur vérité, alors pourquoi résister ?

Il a entendu parler de pauvres types qui furent malmenés plusieurs jours durant parce qu’ils refusaient héroïquement de reconnaître les vérités mensongères que leur imposait le Comité. Leur peau partait en lambeaux et ils n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. On les ramenait alors à Boiro pour que les plaies cicatrisent et on attendait leur guérison pour recommencer les séances de téléphone. Kaba, par exemple, est passé vingt et une fois à la cabine technique …

Alors vraiment, pourquoi résister ? Mouctar leur dira tout ce qu’ils veulent lui faire avouer et signer. Il n’a rien d’un héros, lui, et il tient à se tirer de ce bourbier. Le talisman que lui a confectionné un marabout de Bantiŋel est toujours là, dans le sachet de cuir qu’il a placé dans son slip ! Tout à l’heure, quand on l’a déshabillé, Soumah a voulu le lui arracher, mais son chef tortionnaire a dit de le lui rendre :

— Non, laisse-le avec ça.

Alors, Mouctar est confiant : avec ce verset du Coran, il s’en sortira. Il est protégé. Et il n’a pas peur — ou, du moins, il s’efforce de ne pas montrer sa peur car il sait que c’est cette frayeur même qui donne du courage à celui qui te veut du mal. Il dénonce beaucoup de monde, à commencer par ses frères, placés en premier sur la liste. Des collègues aussi, des commerçants de Labé et même des gens qu’il n’a jamais vus ni connus !

Il doit par exemple donner le nom d’El Hadj Mouctar, responsable politique à Pita, qu’il n’a jamais rencontré. Il lui faut même dénoncer des membres du Bureau politique national, tels Damantang Camara et Lansana Beavogui. Émile Cissé lui indique inlassablement les noms à ajouter sur la liste. Mouctar écrit docilement. Certainement tous des gens dont le pouvoir veut se débarrasser. Il signe tout ce qu’on lui présente, si bien que les séances ne durent que deux jours. Il sait à présent pourquoi Sékou l’a fait arrêter, lui, jeune et totalement inoffensif pour le pouvoir. C’est qu’il appartient à une famille que le Guide veut démolir et Emile Cissé en profite pour régler ses comptes avec ses ennemis politiques.

On le reconduit à la forteresse de Kindia. A la porte, il aperçoit un garde qui est l’un de ses cousins. Il a le temps de lui indiquer qu’il a dénoncé ses frères et qu’il faut les prévenir de toute urgence pour qu’ils fuient. Le garde se rend chez la belle-soeur de Mouctar qui, anxieuse de faire vite, envoie verbalement le message par un chauffeur de taxi qui, malheureusement, le raconte partout où il passe. Dès lors, les autorités, prévenues par des mouchards, engagent une course de vitesse : elles arrêtent aussitôt le chauffeur, la belle-soeur et une grande partie de la famille à Dalaba, dont Thierno Ibrahima et Bademba, leurs femmes et leur mère, Néné Foutah. Même les femmes seront soumises aux tortures habituelles, électriques et autres, toujours sur ordre d’Émile le revanchard.

Thierno Ibrahima est confronté à sa mère et à sa femme, fille aînée de l’almamy de Mamou, à propos d’une question d’or hérité de la famille. Ibrahima aurait confié l’or à sa mère, qui dit l’avoir donné à sa bru, laquelle affirme l’avoir remis à son père, l’almamy. Émile fait enregistrer leurs propos sur une bande qu’il envoie à Sékou Touré. Celui-ci demande à Kassory Bangoura de la faire écouter à l’almamy pour bien lui faire comprendre que la fille accuse le père, mais Sékou d’ajouter perfidement:

— Moi, je n’y crois pas !

Pour que le vieil almami sache bien que Sékou le tient à sa merci, lui aussi, s’il se permet la moindre incartade …

Après toutes leurs dépositions, Émile Cissé dit à Mouctar et ses compagnons:

— Vous avez aidé la Révolution ! On va vous mettre dans les conditions. On regroupe les intéressés dans la salle de la forteresse appelée Préau . A Kindia, cette bastille fut construite par les Français en 1935. M. de Casabianca était commandant de cercle, pour remplacer le pénitencier colonial de l’île de Fotoba, au large de Conakry. De l’extérieur, elle ne paraît pas très spacieuse et pourtant on peut y incarcérer beaucoup de monde. A l’arrivée de Mouctar et de ses compagnons, on leur distribue couvertures, brosses à dents, cigarettes et aussi du savon. Même la sauce quotidienne est différente : elle contient un peu d’huile.

Baldé Bodié s’en inquiète :

— Regarde, Mouctar, c’est mauvais çà : on nous soustrait à ceux qui ont faim pour nous donner à manger. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est la cigarette du condamné à mort ?

— Écoute, répond Mouctar. Avant, on avait faim, maintenant on nous donne à manger. Alors, pardon, ne nous posons pas de questions ! Mangeons ! Il faut survivre.

Ce régime de faveur dura quinze beaux jours.

Notes
1.. Tous seront arrêtés et torturés. Le premier sera pendu, le second fusillé. Seul Diop, Senegalais d’origine, sera libéré après plusieurs années de détention.
2. La plupart des condamnés à perpétuité seront exécuté en juillet-octobre 1971.
3. Voir en annexe 5 le plan de la forteresse de Kindia.
4. Rapporté dans l’ouvrage d’Arɗo Ousmane Bâ.
5. En réalité, dans sa deuxième déposition, on fera dénoncer à Mouctar 51 Guinéens, dont 6 femmes, et 3 étrangers (voir en annexe 6 ses longs « aveux »).
6. C’est-à-dire améliorer le régime alimentaire habituel.
7. C’est-à-dire améliorer le régime alimentaire habituel.
8.Voir en annexe 5 le plan de la forteresse de Kindia.
9. Après l’arrestation des frères de Mouctar, de la mère et de la femme de Thierno lbrahima, Émile Cissé envoya des hommes dans la concession de Tinka pour déterrer le père de Mouctar, sous prétexte qu’il y aurait eu des armes dissimulées dans le Mausolée. Cette violation de sépulture confirme le fait que les Peuls de la féodalité ont été arrêtés pour ce qu’ils représentaient et non pour ce qu’ils avaient fait.

________

Nadine Bari est une des rares personnes à avoir pu retrouver le lieu où les restes de son mari, Abdoulaye Barry, avaient été abandonnés et à les avoir récupérés pour leur donner une digne sépulture. Elle a écrit 10 livres sur la Guinée dont un qui a servi pour la production du film « Hier encore, je t’espérais toujours… » en 2008, programmé deux fois au Fespaco de Ouagadougou, hors compétition.

Par amour pour la Guinée, elle, qui a travaillé pendant 35 ans dans des organismes européens et au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), même à des postes de très haute responsabilité, préfère vivre en Guinée, alors que ses enfants et petits-enfants auraient voulu l’avoir auprès d’eux à l’extérieur.

L’engagement politique de Nadine a mené, en 2006, à l’adoption de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de l’ONU

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konakryexpress

Je revendique le titre de premier clandestin à entrer en Italie, le jour où la mort de Che Guevara a été annoncée. Mais comme ce serait long de tout décrire, je vous invite à lire cette interview accordée à un blogger et militant pour les droits humains qui retrace mon parcours dans la vie: https://fr.globalvoices.org/2013/05/20/146487/

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