Ahuri, Alata s’aperçoit que l’introuvable «cinquième colonne», ce n’est pas toujours les autres
Dans leur petit livre, publié en 1977, intitulé tout simplement L’affaire Alata, Hervé Hamon & Patrick Rotman font une description émouvante des conditions d’arrestation, d’extorsion des confessions, des tortures et de l’élimination des victimes au Camp Boiro.
Alata figure parmi les très rares Européens qui ont mené campagne pour le « non ». Ils ne furent qu’une poignée à distribuer des tracts en ce sens. Encore devaient-ils compter dans leurs rangs un agent du SDECE infiltré dans le PDG, dont la découverte quelques mois plus tard enleva beaucoup de crédit à ce soutien symbolique et ultra-minoritaire.
« Rares furent ceux, relate B. Ameillon 5, qui passèrent chez eux la nuit du référendum. On s’était réfugié à l’hôtel ou groupé entre amis dans de véritables forteresses, précautions d’autant plus inutiles que les Guinéens, eux, ne craignaient rien moins qu’une bombe atomique lancée pour les punir de leur audace. Aussi fut-ce après une nuit de grand calme que la Guinée se réveilla indépendante… »
On connaît les amertumes de ce réveil. Dès le 30 septembre 1958, les fonctionnaires français plient bagage, emportant avec eux toutes les archives, y compris les registres d’état civil. L’aide française dispensée par l’intermédiaire du FIDES est instantanément suspendue, sauf pour ce qui concerne l’aménagement du port aluminier destiné à l’usage de la société Fria. En France, la droite applaudit. L’éditorialiste de l’Aurore s’enthousiasme : « La Ve République commence bien.
Cette note du gouvernement français est rédigée avec une netteté et une fermeté exemplaires. Un style dont nous avions un peu trop négligé l’emploi ces dernières années et nous savons tous ce qu’il nous en a coûté. Désormais on ne pourra plus renier l’amitié française et frapper à sa caisse, se plaindre de son oppression et lui demander son aide en même temps. » Les ultras se consolent tant bien que mal : à défaut de réduire les Arabes, on affamera les nègres…
Alata, lui, partage la liesse des aubes héroïques. Africain parmi les Africains, il est enfin chez lui. La langue malinké, celle de Sékou, lui est familière. Et il ne tardera pas à épouser la culture de son pays jusqu’à se convertir à l’Islam. Est-il encore un militant ? Certes, il prend part aux activités du PDG.
Mais depuis qu’il exerce une profession libérale, il a abandonné le syndicalisme. Son cabinet d’expertise comptable rapporte gros. Il a, en outre, mis sur pied la « Société des pêcheries guinéennes » dont il est le principal armateur.
Son train de vie n’a rien à envier à celui de la « colonie » européenne : con1merçants, industriels, hommes d’affaires, diplomates, qui se reconstitue peu à peu, et à laquelle va rapidement s’adjoindre l’aristocratie du nouveau régime. Il sacrifie volontiers au « machisme » ambiant. Sa villa, dit-il, est plus qu’agréable…
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Aussi est-on enclin à le croire lorsqu’il dépeint comme désintéressée son entrée dans l’appareil d’État. En 1960, en effet, Sékou Touré l’appelle auprès de lui pour occuper le poste d’inspecteur des Affaires administratives et financières à la présidence. Alata ferme boutique, cède ses actions et parts sociales, passe le flambeau à ses associés. C’est le début d’une longue carrière à l’ombre du « grand Sili 6 ».
Elle le conduira, au terme de dix ans de loyaux services, en camp de concentration. Nous ne retracerons pas ici la chronologie de ces dix années. La loi des contrastes et la vérité de l’enquête nous amènent au contraire à les franchir d’un trait pour y revenir plus tard, suivant le regard rétrospectif d’Alata, son regard « d’après ».
Une belle carrière, au demeurant. Chef de cabinet du secrétaire d’État auprès du ministre chargé de la Justice et du Contrôle financier en 1963. Directeur de cabinet du ministre d’État chargé des Finances et du Plan en 1964. Nommé inspecteur général du Commerce le 8 novembre de la même année.
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En 1967, directeur général des Affaires économiques et financières à la présidence de la République avec rang et indemnité de directeur de cabinet. Administrateur général des biens saisis et vacants. Professeur de comptabilité publique et privée à l’école nationale du commerce et à l’école nationale d’administration. Titulaire de la chaire de comptabilité à l’institut polytechnique de Conakry à partir de 1965, et de celle d’économie politique en 1969.
Tel est l’homme qui sera arrêté le 11 janvier 1971. Le seul Européen relié par ligne directe à Sékou Touré, et autorisé à l’appeler jour et nuit. D’ailleurs Alata est surnommé, et se nomme lui-même, « Alata Touré ». Ses pouvoirs sont immenses: ne dépendant que de la présidence, il est habilité à inspecter l’ensemble du territoire, à contrôler à leur insu les comptes des ministres. Incorruptible — là-dessus, les témoignages abondent —, il ne s’en prive pas et, dans un régime tôt corrompu, dresse contre lui un nombre d’ennemis plus que respectable : ministres aux Mercedes un peu trop luxueuses, administrateurs indélicats, diplomates fraudeurs, commerçants virtuoses.
Les Blancs, dans une version tropicale de l’esprit de Bab-el-Oued, le perçoivent comme l’« homme des nègres ». Il lui reste aujourd’hui une solide réputation de flic, de flic de Sékou Touré. « Cela, rétorque-t-il, si c’était à refaire, je le referais. » Mais n’anticipons pas.
Tel est donc l’homme que l’on boucle, un matin de cauchemar, dans la cellule 23 du Camp Boiro. Deux mètres sur trois de désert, sous la tôle chauffée à blanc par le soleil d’Afrique. Rien à manger, et surtout rien à boire. Alata l’ignore encore : il est à la « diète ». Mise en condition des arrivants, punition des réfractaires, mesure atroce des limites de la résistance humaine : l’un des détenus « tiendra » vingt-trois jours avant de mourir.
Alata croit qu’on l’oublie. Une erreur. D’ailleurs, toute cette affaire est une erreur. Il lui faut attendre la nuit pour être détrompé, pour distinguer, par-delà l’éblouissement de la lampe qui l’aveugle, les traits de ceux qui l’interrogent au nom de la « commission ».
Il y a là Ismaël Touré, le numéro 2 du régime, le demi-frère du président, l’homme des Américains, soupçonné par Alata de s’être enrichi en bradant la production philatélique guinéenne à la firme germano-américaine Stolov. Et, l’assistant, Seydou Keita, actuel ambassadeur à Paris, convaincu plusieurs fois d’opérations douteuses par l’auteur de Prison d’Afrique.
Le cauchemar prend corps : le détenu est invité à se réhabiliter en avouant. En avouant quoi ? Que, sous un déguisement africain, sous couvert d’amitié inconditionnelle pour Sékou, il n’est depuis le début que l’agent de Foccart. Camouflage que son attitude en 1958. Camouflage que sa déchéance de la nationalité française, par un décret signé Georges Pompidou, en juillet 1962. Et ces fréquentations assidues de certains diplomates de l’ambassade de France, jusqu’en 1965? Et ces liens avec Fodeba Keita, poète, animateur des ballets d’Afrique, et ancien ministre de l’Intérieur, éliminé en 1969 après quatre ans de disgrâce ?
Ahuri, Alata s’aperçoit que l’introuvable «cinquième colonne», ce n’est pas toujours les autres. Mais Sékou ? Sékou sait-il ce qu’on lui inflige ? On le rassure : son ami le supplie de l’aider. Comment ? En avouant.