Politique

« Les colons étaient plus humains que nous ». Partie III

Ce billet est la troisième partie d’un entretien, d’une durée initiale de trois heures, que Mme Kadidiatou Diallo Telli, veuve de El Hadj Boubacar Telli Diallo, auteure de « Mon cahier de morale ». a accordé à Mme Pascale Barthélémy dans le cadre de sa thèse de doctorat publiée sous le titre Africaines et diplômées à l’époque coloniale (1918-1957), Rennes, PUR, 2010. L’entretien en entier a été publié sur journals.openedition.org Mme Pascale Barthélémy est Maîtresse de conférences en histoire contemporaine, ENS de Lyon et auteure de plusieurs ouvrages sur les intellectuelles africaines. Vu sa longueur, je l’ai divisé en 3 parties. Celle-ci est la troisième partie. Les autres parties ont été publiées le 25 et le 30 août.

A : Et donc pendant vos années d’études, c’est là que vous avez noué des relations avec celui qui devient votre futur mari, monsieur Diallo Telli ?

: Mon mari je l’ai connu à Sébikotane. J’étais à Rufisque. On l’a envoyé en mission à Rufisque pour préparer avec Mme Le Goff la fête de fin d’année de Sébikotane. Il est arrivé au portail, le gardien ne lui a pas permis de rentrer. Et on était dans la cour, je regardais du côté du portail et j’ai vu que le gardien s’en prenait à quelqu’un là-bas, je suis allée voir. Quand il m’a vue, il a vu que j’étais une Guinéenne, il m’a parlé peul. J’ai dit “oui, mais qu’est-ce que vous voulez ?” “Le gardien ne veut pas me laisser rentrer, je dois voir la directrice”, alors j’ai expliqué au gardien, “je suis responsable – ils étaient deux – je les amène à la directrice et je les ramène jusqu’au portail”, donc je suis montée avec eux chez Mme Le Goff, je les ai introduits, je suis sortie. Je les ai attendus au bas des escaliers, quand ils sont redescendus je les ai conduits à la porte.

Arrivés à la porte maintenant il me dit : “comment tu t’appelles ?” “je m’appelle Kadidiatou”, “bon moi je m’appelle Boubacar Telli, je suis à l’École normale de garçons, j’étais venu pour préparer une rencontre avec les élèves de 4e année, parce que nous avons une fête à l’École, on aimerait bien inviter les élèves de 4e année” “je suis en première année”. Il est parti. Et après ça il est revenu dans le groupe qui est venu chercher les normaliennes de 4e année, puis il les a ramenées.

Il avait une amie, en 4e année, et au cours de cette fête-là, il lui dit “bon, tu vas sortir, moi aussi je sors mais moi je vais en France, il faut qu’on planifie pour que tu ne te maries pas avant mon retour”. Nankoria lui dit “écoutes, nous sommes du même âge, si on se marie à deux je vais être une vieille, vieille qui traîne à la maison alors que tu seras encore un homme, moi je voudrais que tu épouses une fille plus jeune que moi”. Il lui dit “mais, tu proposes qui ?”, elle dit “j’ai ma fille adoptive, elle est de Guinée, comme nous, elle est beaucoup plus jeune que moi et si tu la vois certainement tu me remercieras de te l’avoir présentée”. Il dit “elle s’appelle comment ?”, “elle s’appelle Kadidiatou”, il dit “c’est elle qui m’a introduit chez Mme le Goff”. Nankoria lui dit “bon moi je suis fiancée (c’est elle qui a épousé Madeira Keita) elle dit moi je suis fiancée, je vais épouser un homme beaucoup plus âgé que moi, ça me va mieux, je vais épouser Madeira Keita”.

Alors, après cette fête, nous avons pris le même train pour rentrer en vacances et c’est dans le train qu’il m’a abordée. J’ai dit “moi j’ai encore trois années d’études devant moi, je ne peux pas encore parler de mariage, et de toutes les façons chez nous, c’est pas les filles qui décident de ça c’est leurs parents”.

Bon, on a correspondu comme ça très facilement, pendant sept ans, mon fils se marre encore quand il prend le courrier, “mon frère, ma sœur”, il dit “vous étiez des hypocrites !” (rires). J’avais beaucoup de gens qui ont défilé, j’ai toujours renvoyé tout le monde, j’ai eu des clashs avec la famille et tout, mais j’avais une chance, j’ai d’abord servi trois ans à Rufisque comme surveillante, après avoir terminé l’École. (…) Lui quand il a terminé sa licence, il a passé le concours d’accès à l’École… l’École coloniale.

A : L’École de la France d’outre-mer ?

: L’École de la France d’outre-mer, il est venu dire à ses parents, “bon maintenant je peux me marier”, parce que lui aussi de son côté la pression était très forte, donc il était soudoyé aussi, il leur a dit “je vais me marier”. Ils lui disent : “oui, mais tu as ta cousine, tu as celle-ci et ainsi de suite” il dit “non non, moi j’ai trouvé une fille, vous êtes d’accord ? Je vais la demander en mariage, si vous n’êtes pas d’accord, je vous laisse ici, je m’en vais me marier, je la prends on va en France !” (rires) On s’est mariés en 58.

En fait non, on s’est mariés en 51, en 51. Mon fils aîné est né en 53, le deuxième en 55, on a fait une bonne pause là, et ma fille est née seulement en 62. Mon mari avait une formule qui faisait rire tout le monde, il dit “j’ai trois enfants qui sont nés dans trois continents différents, l’aîné est français il est né à Fontainebleau, le deuxième est africain il est né à Dakar, la troisième est américaine elle est née à New York” (rires) quand il était ambassadeur aux Nations unies, alors il dit maintenant mon ambition, puisque je suis à Addis-Abeba, c’est d’avoir le quatrième, je vais envoyer ma femme le faire en Asie (rires), elle va aller accoucher en Asie, comme ça je serais tranquille (rires).

A : D’accord. Donc entre 48 et 51 vous avez servi à Rufisque puis j’ai vu que vous aviez fait l’École des surintendantes d’usine en France ?

B : Oui, j’ai fait une école, je savais pas très bien ce qu’il fallait faire, et puis rester à la maison je pouvais pas faire ça, et finalement on m’a inscrite, je me suis inscrite pour une École de surintendantes. En fait c’était la seule à Paris à l’époque, il y avait des Écoles d’assistantes sociales, mais surintendantes d’usine c’était la seule… je crois que c’est la dernière École qui recrutait. Les autres avaient déjà recruté et comme je ne voulais pas perdre une année, donc j’ai passé le test de la dernière École qui avait encore des tests. Et puis on s’était dit, en Afrique, bon, les assistantes sociales et tout ça ce n’est pas encore au point, mais les surintendantes, il y avait des usines à l’époque, c’était, c’était vraiment une activité qu’on aurait pu tout de suite implanter.

A : Donc là vous êtes restée en France jusqu’à quelle date ?

B : On est restés en France jusqu’en 55. Mon mari est revenu au cabinet du haut-commissaire à Dakar, il est arrivé comme magistrat, il avait été muté comme magistrat, à Thiès, il était substitut du procureur et c’est là que le haut-commissaire l’a appelé.

A : Et vous, vous aviez eu le temps de terminer votre formation ?

: Non, je n’ai pas pu terminer, j’ai été stoppée par une tuberculose pulmonaire. J’ai été malade en pleine année scolaire, j’ai été hospitalisée à l’hôpital de la Pitié et on m’a envoyée ensuite en sana à Fontainebleau.

Arrivée à Dakar, j’ai repris dans l’enseignement (silence). J’ai fait deux écoles à Dakar mais pour de très courtes périodes, à partir du moment où mon mari est passé au cabinet du haut-commissaire, on avait commencé à avoir déjà des activités sociales, qui ne pouvaient pas aller avec une salle de classe. Donc j’ai abandonné, on est rentrés dans le cycle infernal des cocktails, des déjeuners, des dîners, j’ai cessé de travailler. On est restés à Dakar jusqu’au référendum. Le référendum nous a trouvés en vacances à Villard-de-Lans7. Bon, après le référendum, de Paris mon mari a décidé de rentrer, de démissionner au Grand Conseil et de venir se mettre à la disposition de la Guinée.

2A la suite de l’indépendance de la Guinée, Boubacar Diallo Telli est nommé représentant permanent de la Guinée aux Nations unies et ambassadeur de son pays à Washington avant de devenir secrétaire général de l’OUA. Son épouse mène alors « la vie infernale de la femme d’un diplomate ». Après l’arrestation de son mari en 1976, Kadidiatou Diallo et ses enfants se rendent à Dakar, en France puis au Canada. Elle ne reviendra en Guinée qu’à la fin des années 1990, bien après la mort de Sékou Touré.

Notes

1 Cet entretien, d’une durée initiale de trois heures, a été réalisé dans le cadre de ma thèse de doctorat publiée sous le titre Africaines et diplômées à l’époque coloniale (1918-1957), Rennes, PUR, 2010. La version retranscrite ici a été très réduite mais, pour faciliter la lecture, les marques de coupe n’ont pas été conservées. L’entretien figure en intégralité en annexe de la thèse.

2 Petit village au nord de Yambering.

3 Promotion 1938-1942.

4 Mariama Traore épouse Sultan, promotion 1938-1943.

5 Il s’agit de Nima Bâ Sow, promotion 1942-1946.

6 La fondation a été créée en 1992.

7 Chef-lieu de canton de l’Isère, dans le Vercors, près de Grenoble. Station climatique et de sports d’hiver

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konakryexpress

Je revendique le titre de premier clandestin à entrer en Italie, le jour où la mort de Che Guevara a été annoncée. Mais comme ce serait long de tout décrire, je vous invite à lire cette interview accordée à un blogger et militant pour les droits humains qui retrace mon parcours dans la vie: https://fr.globalvoices.org/2013/05/20/146487/

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